LA LIGNE CHAUVINEAU
Le Rôle de la Fortification Permanente dans la Défense de nos Frontières
- Résumé -
Fascicule d'Instruction N° 10
Ecole de Perfectionnement des Officiers de Réserve - 5 février 1925.
Le Rôle de la Fortification Permanente dans la Défense de nos Frontières
- Résumé -
Les Enseignements de 1870.
Le système de fortification permanente en 1870 consistait en places et fort isolés situés aux grands carrefours routiers ou sur les cours d'eau, dont ils commandaient les points de passages importants.
Leur rôle était d'interdire ces points de passage, de favoriser les manoeuvres sur les flancs ou les communications de l'adversaire, de servir de bases de ravitaillement et même simplement de dépôts.
Ce rôle ne fut pas rempli : la place de Metz, bien qu'occupée par toute l'Armée du Rhin n'empêcha pas la progression allemande vers Paris.
En effet, avec des Armées allemandes à gros effectifs, comme celles déjà mises en ligne en 1870, la Place forte isolée, facilement débordée, n'est plus qu'un barrage isolé, c'est à dire impuissant.
En outre, les facilités de ravitaillement créées par le développement et l'utilisation du réseau ferré ne nécessitaient plus l'emploi des places fortes comme bases de ravitaillement et de dépôts.
Enfin, on accusa la fortification permanente de nous avoir conduits aux capitulations de Metz et de Sedan.
Organisation des Frontières. Général Séré de Rivière.
Après nos revers de 1870, le Général Séré de Rivière fut chargé de l'organisation défensive de la frontière.
Suivant les enseignements de la dernière guerre, il délaissa les places fortes isolées pour revenir au principe de la Muraille de Chine.
Il demande la protection du territoire à une ligne fortifiée longeant la frontière de son extrême gauche (Verdun) à son extrême droite (Belfort).
Cette ligne est interrompue en son centre de Toul à Epinal, formant ainsi une trouée destinée à être comblée par les Armées françaises mobilisées.
Cette conception, qui imposait la concentration de nos Armées entre Toul et Epinal liait le commandement à une formule fixe : c'était son point faible.
Mais, peu à peu, cependant, l'opinion influencée par des questions d'ordre budgétaire, devient hostile à l'idée de continuité et à la conception du rideau défensif.
Vers 1900, on revient à une organisation composée uniquement de places isolées : Belfort, Epinal, Toul, Verdun, auxquelles on a ajouté Maubeuge, peu avant 1914.
Les Premiers Enseignements de la Grande Guerre.
Dès le début de 1914, Maubeuge, place isolée, située sur l'axe d'invasion de l'ennemi, est incapable de l'arrêter.
En outre, on constate que la durée de résistance d'une place isolée, non appuyée par les Armées est beaucoup moindre qu'on le supposait.
Raisons de la Déchéance des Places Fortes.
Les raisons de la déchéance des Places Fortes furent attribuées :
1°) A la composition de la garnison formée en grande partie de troupes territoriales non encore aguerries et n'ayant pas encore la cohésion voulue ;
2°) A l'effet déprimant causé par l'isolement d'une place investie ;
3°) Au développement du front circulaire des places fortes qui atteint 40 à 50 kilomètres, c'est à dire un front d'Armées. Or, les exigences en munitions, matériel de toute sorte et personnel du combat moderne sur un pareil front sont telles qu'on ne peut songer à en doter en quantité suffisante, une place forte isolée ne pouvait vivre que sur elle-même ;
4°) A l'insuffisance de l'organisation défensive. Aucune organisation n'existait dans les intervalles que les Allemands purent traverser par surprise. La ligne principale ne comprenait que les forts du type ancien, incapables de résister à la grosse Artillerie ;
5°) A la présence d'une Ville, importante au centre de la ligne de défense, qu'il est impossible, avec la portée actuelle des canons, de tenir à l'abri du bombardement.
Le Décret du 5 août 1915.
Sous l'impression des déboires causés dès le début de la guerre par la fortification permanente, aussi bien en Russie, en Belgique qu'à Maubeuge, le décret du 7 octobre 1909, portant règlement sur le Service des Places de Guerres qui limitait les pouvoirs du Commandant en Chef vis à vis des Places Fortes dans la zone des Armées fut modifié.
Le Décret du 5 août 1915 mettait ces places Places Fortes à l'entière disposition du Général en Chef, qui pouvait disposer sans restriction des ressources (et de la garnison) dont les Places étaient pourvues.
Le Général en Chef, maître des Places fortes, les ouvrit à la gorge, et considéra leurs ligne de défense comme de simples lignes passagères, susceptibles d'être utilisées ou évacuées par les Armées en Campagne.
Désarmement des Forts et Mesures prises pour leur Destruction.
Cette décision consacrait la disparition des Places Fortes.
Les garnisons permanentes des Forts furent retirées : les pièces de flanquement furent supprimées. Non seulement l'occupation des Forts ne fut plus organisée, mais même leur destruction fut prévue. A Verdun, les casemates, tourelles, observatoires, casernes des ouvrages furent bourrés d'explosifs.
Survint l'attaque de Verdun.
Le bruit fait par les Allemands eux-mêmes au sujet de la prise de Douaumont rappela l'attention sur l'importance de la fortification permanente, d'autant plus que les combats autour de Verdun permettaient d'apprécier la capacité de résistance des ouvrages.
Partout les abris bétonnés français tiennent : les combattants reconnaissent les services qu'ils sont susceptibles de rendre.
Aussi le Commandement de l'Armée revient sur les mesures prises, rétablit les garnisons permanentes des Forts, fait replacer l'armement des casemates et décide que les Forts même invertis seraient rigoureusement défendus.
Le résultat de ces mesures fut que les Forts attaqués, même à revers, résistèrent.
La cuirasse sortait victorieuse de sa lutte contre le canon.
Influence de notre Fortification Permanente sur les Plans d'opérations Allemands.
On peut dire qu'au point de vue de la conduite des opérations, le système de fortification préconisé par le général Séré de Rivière, malgré les vicissitudes qu'elle eut à subir, rendit de grands services à notre Pays.
Pour envahir la France en 1914, les Allemands pouvaient :
Soit attaquer la région fortifiée : Toul, Nancy, Forêt de Haye en la débordant à droite et à gauche, c'est à dire en donnant aux Français le maximum d'avantages qu'ils pouvaient attendre de la Place de Toul, installée ainsi au milieu du champs de bataille probable.
Soit attaquer au Sud de Toul par la trouée de Charmes, c'était donner dans la solution Séré de Rivière et, par conséquent, choisir, pour faire la guerre, la méthode indiquée par l'adversaire.
Soit attaquer au Nord de Toul par la Woèvre. C'était se heurter aux Côtes de Meuse avec la menace sur les deux flancs des Places de Toul et de Verdun.
Il ne restait donc aux Allemands, s'ils voulaient déborder, qu'une solution : déboucher en France au Nord de Verdun.
Cette solution était imposée par la fortification Séré de Rivière.
Celle-ci a eu pour résultat d'obliger l'adversaire, pour trouver l'espace nécessaire au déploiement de ses moyens, à violer le Luxembourg et la Belgique.
Le résultat est appréciable puisqu'il fut cause de sa perte par suite des interventions internationales qu'il entraîna.
D'autre part, si nos voisins de l'Est n'ont pas voulu attaquer nos régions fortifiées, c'est parce qu'ils savaient le prix de la vitesse dans les opérations militaires, non seulement parce qu'ils avaient deux ennemis à battre, séparément et successivement, mais aussi parce que la guerre offensive était pour eux une affaire dont ils avaient étudié les chapitre "recettes et dépenses".
La fortification permanente, en ralentissant les opérations, inscrivait au chapitre "temps" et par la suite "dépenses", de quoi compromettre le rendement de l'opération.
C'est pourquoi leurs plans de campagne visaient à éviter notre fortification permanente.
Cet avantage que donne la fortification permanente ne semble que devoir grandir dans l'avenir.
Une entreprise belliqueuse, en effet, coûte cher et l'envahisseur future serait bien insouciant de partir en campagne sans s'être assuré des possibilités d'une décision rapide.
Aussi la vue, chez l'adversaire, d'un appareil de fortification modernisée ne pourra que l'impressionner.
Se ruiner pour créer à l'avance le matériel qui permettra de passer outre ou risquer une stabilisation devant les fils de fer ou du béton, c'est un dilemme dont aucune des combinaisons n'est avantageuse.
L'Aide fournie aux Armées par la Fortification Permanente.
Bien que les Forteresses aient accusé dès le début de la guerre une faiblesse de résistance qui les a fait supprimer en 1915, elles ont aidé efficacement les Armées dans la manoeuvre décisive de Septembre 1914.
C'est Verdun qui a formé le pivot de la manoeuvre des Armées pendant la bataille de la Marne. Les Allemands essayèrent en vain d'enfoncer ce pivot. N'osant s'attaquer de front à la fortification, ils cherchent à tourner Verdun par le Sud et s'attaquèrent au réseau défensif Verdun, Toul, dont les vieux forts résistèrent contre toute attente : le fort de Troyon, attaqué du 8 au 12 Septembre ne fut pas pris.
Après leur retraite de la Marne, les Allemands firent une nouvelle tentative le 25 Septembre pour tourner notre droite. Celle-ci par suite de la chute du fort du Camp des Romains aboutit à un succès tactique sans lendemain en formant la hernie de Saint Mihel.
Mais en définitive, la ligne Verdun - Belfort est restée inviolée et on ne peut soutenir que la fortification ne soit pas pour quelque chose dans ce résultat.
Difficultés d'Attaque de la Fortification Permanente.
La fortification permanente n'est attaquable qu'au moyen d'une Artillerie très puissante, lourde et coûteuse.
On doit s'attendre à ne trouver chez les belligérants qu'une dotation initiale en gros matériel insuffisant pour attaquer à la fois plusieurs places.
C'est ce qui arriva en 1914. Le 5 août, les Allemands essaient sans succès d'enlever les Forts de Liège avec du 21 cm. Ils attendent jusqu'au 12 leur gros matériel (305 - 420).
Devant Namur, ils n'attaquent que le 21 avec l'Artillerie lourde venue de Liège et cette Artillerie leur fait défaut au moment de la bataille de la Marne, où ils assaillent les vieux Forts en maçonnerie de rideau défensif Toul-Verdun pour tourner notre pivot.
Les gros canons sont lourds et se déplacent uniquement sur voie ferrée. La destruction de la voie ferrée en des points bien choisis retarde leur mise en oeuvre.
Grâce à une fructueuse combinaison du béton et des destructions des voies de communications, telles que les Allemands nous ont appris à la faire faire, l'attaque de la fortification permanente se présentera à l'envahisseur sous la forme d'une opération longue et coûteuse.
En résumé, le fortification permanente, malgré l'impression qu'on a pu conserver des premiers évènements de 1914, a rendu et est susceptible de rendre encore les plus grands services au point de vue de la sécurité de notre territoire.
Lieutenant-Colonel CHAUVINEAU.