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Pourquoi et comment fut décidée la demande d’armistice ?

(10-17 juin 1940)

par

CHARLES REIBEL

Sénateur, Ancien Ministre.

Imprimerie KAPP

Vanves.

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            Avant-propos.

 Voici bientôt trois ans que le désastre s’est abattu sur la France.

Sa soudaineté brutale a surpris ceux même qui, après avoir lutté de toutes leurs forces contre l’incompréhension et la criminelle idéologie de notre politique étrangère, inspirée par des préoccupations d’ordre intérieur, n’avaient cessé de dénoncer l’insuffisance proprement scandaleuse de nos fabrications d’armement et d’aviation et l’inorganisation funeste de notre Haut-Commandement.

Ce désastre, le peuple français ne l’a pas encore compris ; depuis longtemps sevré de nouvelles vraies, grisé de slogans et de mensonges, il ne pouvait le comprendre ; et, malgré sa confiance absolue dans le Maréchal Pétain et les Généraux Weygand et Georges, il s’est posé parfois cette double question : une demande d’armistice n’était-elle pas prématurée ? la lutte était-elle vraiment devenue impossible ?.

Il eût été facile de le renseigner ; il suffisait de publier, sans besoin d’aucun commentaire, les documents essentiels et décisifs dont je parle plus loin : les deux lettres adressées par le Général Weygand au Président du Conseil le 19 mai et le 12 juin, le compte rendu de la séance du Conseil suprême du 13 juin.

Je souhaitais et je souhaite cette publication ; je l’ai demandée instamment : je pense, en effet, et je m’en excuse, que le redressement de la France exige une œuvre impitoyable de justice et de vérité et que, dans un pays comme le notre, le changement total de régime qui s’impose et l’immense effort qu’il exige de tous ne pourront pleinement devenir réalité que le jour ou les yeux auront été ouverts sur les faits et sur les fautes.

C’est dans cet esprit que, sans plus tarder, je crois devoir livrer au public un récit strictement objectif de tout ce que les circonstances m’ont permis de connaître des journées tragiques qui ont précédé la demande d’armistice.

Puisse ce récit servir au salut de la France !


                  Charles REIBEL.

        Paris, le 3 septembre 1940. 

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Pourquoi et comment fut décidée la demande d’armistice.

Le 10 juin, l’avance des armées allemandes menaçait Paris.

Le 11 juin, le Gouvernement, qui avait abandonné la capitale, s’installait à Tours, pourtant si proche en ces temps de motorisation et d’aviation, ou plutôt il s’éparpillait d’étrange façon dans toute la région à travers villages et châteaux.

Le 12, l’ami qui m’avait donné asile à Pocé-sur-Cisse, tout près d’Amboise – ou était le Ministère de l’Air – me conduisit obligeamment, mais en vain, à la recherche du Ministère des Affaires Etrangères, puis à Tours, ou je retrouvai, à l’Hôtel de Ville, siège du Sénat, quelques rares collègues de la Commission de l’Armée.

Le Lieutenant Colonel Davy, détaché auprès de notre commission, nous apporta du 3ème bureau de l’Etat Major, installé à Montrichard, des nouvelles précises et graves sur la marche foudroyante de l’ennemi et la dislocation de nos malheureuses armées, à peu près démunies d’aviation, dépouillées du plus grand nombre de leurs chars et d’une large part de leur artillerie depuis la néfaste campagne de Belgique et de Hollande et presque sans défense contre les incessantes et effroyables attaques, puissamment coordonnées de l’aviation et des divisions blindées allemandes.

Le lendemain jeudi 13 juin, je me faisais conduire au château de Chissay, où s’était installé le Président du Conseil.

Je n’oublierai jamais l’impression d’angoisse et de désarroi que j’y ressentis.

Chissay est un jolie petit château renaissance gentiment restauré, situé en haut d’une pente boisée.

Au sortir d’une avenue bordée de voiture s militaires serrées l’une contre l’autre, j’arrivai dans une cour, dont le classicisme souriant contrastait douloureusement avec l’extraordinaire grouillement qui l’emplissait.

Sous le porche, je serrai la main du Général Spears, qui attendait M. Winston Churchill ; je traversai un vestibule tout agité d’officiers, ou des dactylographes tapaient un nouveau message adressé au Président Roosevelt.

Je pénétrai dans le vaste salon voisin du cabinet de M. Paul Reynaud et dominé par un grand et beau portrait d’homme du XVIII° siècle ; j’appris par la suite que c’était le duc de Choisel, ministre des Affaires Etrangères de Louis XV, qui présidait ainsi, paisiblement, à tant d’angoisse.

Un général de brigade entra à son tour dans le salon, jeune, curieux, le nez en l’air ; je devinai aussitôt le Général de Gaulle ; j’avoue – et je m’en tonne moi-même – que pas une minute je ne songeai à l’aborder.

Je ne fis qu’apercevoir M. Paul Reynaud, qui engageait une importante conférence avec M. Mandel et les présidents Jeannemey et Herriot ; mais j’eus de longues et confiantes conversations avec les collaborateurs intimes du Président du Conseil, mes amis Anglès, Signoret et Roger Giron, qui ne me cachèrent pas que la situation était désespérée.

Pour la première fois, avec une émotion qu’on devine, j’entendis parler de l’éventualité d’une demande d’armistice, et aussi de résistance à outrance, de départ du Gouvernement pour Bordeaux et même pour l’Afrique.

J’étais épouvanté.

Vers la fin de l’après-midi, je retournais à l’Hôtel de Ville de Tours ; je ne trouvai, là aussi, que trouble et incertitude; j’appris seulement que la Commission de l’Armée s’y réunirait le lendemain à 15 heures.

Le soir, nous attendions anxieusement, d’heure en heure, l’allocution radiodiffusée de M. Paul Reynaud, qui sans cesse retardée, nous apportait enfin, sous sa forme glacée et poignante, de nouvelles angoisses. Ainsi le Gouvernement songeait sérieusement à quitter la France !.

Je n’y tenais plus, j’avais besoin de savoir, pour diriger mon action et celle de la Commission, je voulais connaître l’avis des chefs militaires, en qui je mettais une confiance sans réserve. Nous convînmes donc, mon ami et moi, que nous partirions le lendemain à la première heure pour Briare, où étaient les Quartiers généraux de Weygand et de Georges.

Le 14 juin au matin, nous parcourions le Blésois et la Sologne, traversant avec peine les douloureux cortèges de réfugiés, et nous arrivions vers 11h. ½ devant le château où le Général Weygand avait installé son Quartier Général.

Je connais le Général Weygand depuis vingt ans ; je l’avais rencontré chez le Maréchal Foch, alors que j’étais jeune sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil dans le cabinet Millerand, un mois après son éclatante victoire de Pologne ; et Foch m’avait dit le lendemain : »Je suis inutile au pays ; certes, je suis bien portant ; mais je peux disparaître sans inconvénient : dans une circonstance déterminée, Weygand donnera les ordres ou les conseils que j’aurais moi-même donnés ».

Pendant que le Général était Haut-commissaire en Syrie, le Maréchal m’avait plusieurs fois lu de ses lettres.

Comme Chef d’État-major général de l’Armée, il avait rendu les plus éminents services, montrant courageusement au Ministre de la Guerre les faiblesses de notre défense nationale, - trop courageusement, sans doute, puisque, atteint par la limite d’âge, ce chef de haute intelligence et de caractère, exceptionnellement jeune de corps et d’esprit, ne fut pas prolongé, comme il était aisé de le faire, et fut remplacé par le Général Gamelin.

A la veille de la guerre, il avait multiplié des avertissements, qui auraient dû être salutaires, sur l’insuffisance de notre armement et l’organisation confuse de notre Haut-Commandement.

Dans la cour du château, je rencontrai son officier d’ordonnance, la Capitaine Gasser, qui m’apprît que le Général était absent : il s’était rendu auprès du Général Georges. 3 Mais me dit-il, je sais que le Général vous parlerait sans détour ; je vous dirai donc ce qu’il vous aurait dit ». Et il me déclara que son chef considérait la situation militaire comme irrémédiablement perdue et que, depuis plus d’une semaine, il insistait de toutes ses forces auprès du Gouvernement pour qu’il demandât l’armistice. Il ajouta que le Général Georges partageait entièrement cette opinion et que je trouverais auprès de lui des renseignements précis sur la terrible situation de nos armées.

J’entrai dans le château pour voir le Général Doumenc, Major général des Armées, qui m’assura – sans grande conviction – que des divisions montaient de Marseille et que du matériel arrivait.

J’étais fixé ; et, dans la voiture qui me conduisait à quelques kilomètres de là, vers l’Etat-major du Général Georges, je ne pouvais retenir mes larmes.

Le Général Georges me fit dire aussitôt qu’il serait heureux de me recevoir et de me mettre complètement au courant des évènements ; mais il était pris par une conférence de généraux et me priait de l’attendre une vingtaine de minutes.

Comme je faisais les cent pas sur la terrasse, le Général Bresson, commandant le Groupe d’Armées du Centre, sortit du château et vînt à moi, me rappelant la visite que je lui avais faite il y a quelques mois à son Quartier Général de Dôle, lorsqu’il était chargé de défendre la trouée de Belfort et éventuellement de s’opposer au passage des Allemands par la Suisse.

C’est un splendide officier de l’autre guerre, plusieurs fois blessé, titulaire de la fourragère à titre personnel et de sept citation s à l’ordre de l’Armée.

Il me dit : « Le Général Georges vous exposera lui-même l’état de nos malheureuses troupes disloquées, exténuées. Il n’y a plus aucun espoir et il est monstrueux de faire exterminer nos soldats ».

Entre temps, le Général Weygand, rentré à son Quartier Général, me faisait téléphoner qu’il désirait me voir de suite et me priait de venir déjeuner avec lui.

Je retournai donc chez le Général Weygand, qui m’attendait, et nous nous mîmes aussitôt à table.

J’étais assis à côté du Général, qui avait en face de lui le Général Doumenc ; il y avait autour de la table quatre ou cinq généraux ou colonels, un amiral, des officiers d’ordonnance, en tout une dizaine de personnes.

En s’asseyant, il me dit : « Monsieur le Ministre, je voulais vous voir. Après ce frugal déjeuner, je vous dirai tout, documents en main s ».

De fait, la conversation demeura imprécise et vague ; par instants, cependant, le Général, dont je sentais l’angoisse sous sa volonté tendue, lançait quelques paroles incisives, soit contre l’obstination du Gouvernement, qui se refusait à demander l’armistice, soit sur l’incompréhension des Anglais, lésinant sur les renforts de troupes et d’avions de chasse au mépris de leurs intérêts les plus certains.

Aussitôt après ce rapide déjeuner, le Général me conduisît dans un salon où nous restâmes seuls ; pendant qu’on nous servait le café, il se fit apporter sa serviette et commença à m’exposer, en une lumineuse analyse, la tragédie des dernières semaines.

Il avait accepté le commandement, le 21 mai, dans des conditions dramatiques : l’avance foudroyante des Panzerdivisionen, après avoir rompu aisément notre front trop faible de la Meuse, leur avait ouvert toute large la route vers la Somme et la mer ; nos Armées du Nord – nos meilleurs troupes et les mieux armées, avec nos seules divisions motorisées, - imprudemment aventurées jusqu’en Hollande, étaient complètement isolées, avec les meilleures divisions britanniques et l’Armée Belge, et menacées d’encerclement.

Il avait aussitôt mis tout son espoir dans la manœuvre tentée pour couper, dans la région de Bapaume et de Péronne, le pédoncule des Panzerdivisionen, qui opéraient librement dans tout l’Ouest jusqu’à la mer et qui remontaient vers Dunkerque.

La manœuvre était double, puisqu’il s’agissait de rapprocher l’une de l’autre les deux lèvres de la plaie, distantes d’une soixantaine de kilomètres, avant que le gros des troupes allemandes fût arrivé.

L’opération sud-nord avait été difficile, tant à cause de la faiblesse de nos effectifs disponibles au-dessous de la Somme, qu’en raison de ce que les allemands avaient truffé de mines toute cette région ; nos troupes avaient cependant pu, au prix de lourdes pertes, dégager presque complètement toute la rive gauche de la Somme et s’y tenir.

Le mouvement nord-sud s’était développé plus aisément ; la progression de nos Armées du Nord, dont les effectifs étaient autrement importants, avait été rapide et il ne restait plus qu’une trentaine de kilomètres pour opérer la liaison, lorsque, brusquement, le 24 mai au matin, les cinq divisions britanniques qui formaient l’aile droite changèrent leur direction, sur l’ordre de leur chef, et se déportèrent vers le nord-ouest.

Le retard qui en résulta fut fatal : il permit aux divisions d’infanterie allemandes, que des camions amenaient hâtivement, d’arriver et de s’installer.

Tout était perdu.

Dès le lendemain 25 mai, le Général Weygand exposa au Conseil des Ministres la situation et en souligna le caractère presque désespéré.

Dans la nuit du 27 au 28, se produisit la défection de l’Armée Belge ; et le Général me lut la lettre qu’il avait adressée, le 29 mai, au Président du Conseil pour concrétiser son argumentation du 25, en la complétant à la lumière de ce nouvel événement.

Il est impossible de concevoir document plus fort et plus convaincant.

Dans ses quatre ou cinq pages, cette lettre résume toute la suite des opérations et les raisons de leur échec ; elle en détermine aussi les conséquences redoutables, précisant qu’une bataille ne peut plus être livrée avec quelques chances de succès, d’ailleurs très incertaines, que sur la Seine et la Marne ; elle rappelle que la guerre moderne ne permet plus de les levées en masse et que, déjà en 1871, l’armée de la Loire n’avait pu que prolonger la guerre de quelques mois sans en modifier l’issue ; elle se terminait par deux phrases dont à défaut des termes exacts, je suis sûr de respecter le sens et la solennité :  « Le développement des opérations militaires est tel qu’il peut conduire, dans un bref délai, à l’impossibilité de poursuivre les hostilités. Il paraît nécessaire d’avertir dès à présent de cette situation le Gouvernement britannique, afin de le mettre à même de prendre, en temps utile, toutes les mesures qu’il jugerait opportunes ».

Je crois savoir que la démarche ainsi recommandée fut faite ; mais il ne fut donné d’autre suite à cette lettre.

La bataille se poursuivit, toujours plus inégale, menaçant maintenant directement paris.

Par une nouvelle lettre du 6 ou du 7 juin, le Général Weygand insista d’une façon pressante pour que le Gouvernement demandât l’armistice ; il eût souhaité préserver Paris, éviter le départ du gouvernement, éviter aussi une déclaration de guerre de l’Italie que chacun sentait imminente.

Mais la presque unanimité du Cabinet demeurait inébranlable dans sa volonté de poursuivre la guerre ; et cette volonté venait de se manifester à nouveau l’avant veille et la veille, les 12 et 13 juin, dans deux réunions du Conseil des Ministres qui s’étaient tenues au château de Candé, près de Tours, et auxquelles le Général Weygand avait pris part.

Il me donna connaissance de la nouvelle lettre, en date du 12 juin, qu’il avait lue pour exposer les raisons qui rendaient plus impérieuse encore une demande d’armistice.

Nos troupes, complètement disloquées, battaient en retraite, dans des conditions terribles, de cinquante ou soixante kilomètres par jour ; les officiers, les hommes, harassés, tombaient de fatigue et de sommeil, les chevaux mouraient d’épuisement, ceux du moins qui avaient échappé au feu des avions et des chars ennemis, si bien que nos malheureuse divisions étaient réduites à deux ou trois bataillons, avec, pour toute artillerie, un, deux ou trois canons de 75.

Et le Général de me dire avec émotions : « C’est encore une armée; je la tiens à bout de bras à l’aide de deux principes : direction et discipline; chaque troupe qui bat en retraite connaît sa direction, et je maintiens la discipline. Mais pour combien de temps ?. Dans quelques jours, peut être dans quelques heures, ce ne seront plus que des bandes. Est-il humain, est il raisonnable de traiter ainsi l’Armée Française ? ».

Il me répéta quelques unes des expressions, parfois cinglantes, dont il avait émaillé la discussion : « Vous voulez aller jusqu’au bout ? Mais vous y êtes, au bout ». E t puis : « Vous entendez que j’ordonne à ces malheureux soldats, dont vous savez l’épuisement et les souffrances, de se faire exterminer jusqu‘au dernier. Rien de plus facile. Je suis comme vous, Messieurs les Ministres, j’habite un château et je prends mon bain tous les jours ». Et encore : « Certes, c’est une chose atroce qu’une demande d’armistice; mais je me permets de dire qu’il n’est pas un homme au monde qui ressente autant un tel déchirement que celui qui, en 1918, a eu l’honneur, sur l’ordre du Maréchal Foch, de lire les conditions de l’armistice aux plénipotentiaires allemands ».

Pourtant, la séance du 12 juin s’était terminée sans conclusion ; la décision avait été renvoyée au lendemain, après l’audition de M. Winston Churchill, qui devait prendre part, le 13 au matin, à une réunion du Conseil Suprême.

Le Général me raconta l’essentiel de cette réunion, dont, quelques semaines plus tard, il me lut le compte-rendu analytique très complet qu’en avait dressé le Capitaine de Margerie.

La situation tragique de nos armées avait été exposée au Premier anglais par le Général Weygand, puis par le Général Georges.

Tous deux avait insisté avec force sur la nécessité absolue et immédiate d’importants renforts britanniques d’infanterie, d’artillerie et surtout d’aviation de chasse.

M. Winston Churchill avait déclaré qu’il envoyait en France 3 divisions avec 72 canons ; et, comme le Général Weygand se récriait sur l’insignifiance d’un tel concours, le Premier avait ajouté qu’il ne pouvait faire plus, mais que le Commandement français pouvait compter sur 25 divisions nouvelles pour le mois d’octobre, ce qui avait suscité, de la part de M. Paul Reynaud lui-même la remarque suivante : « C’est un peu comme si l’on parlait de pluie à un voyageur perdu dans le Sahara ».

Le Premier anglais s’était alors adressé au Général Weygand : « Mais, mon Général, lui avait-il dit, nous savons, vous et moi, par notre expérience de l’autre guerre, comment des situations qui paraissent désespérées sont suivies de redressements subits et victorieux ». A quoi le Général avait répondu : « Vous voulez sans doute parler, Monsieur le Premier Ministre, de la rupture du front britannique au printemps de 1918 ; je me permets de vous rappeler que nous avons envoyé aussitôt 25 divisions, puis 15 autres ; et nous en avions encore 10 en réserve ; aujourd’hui, j’ai en tout et pour tout un régiment en réserve ; et il sera engagé demain à la première heure; cet après-midi, nous jetons dans la bataille nos derniers chars, ils sortent directement de l’usine et ne sont pas encore rodés ».

Il avait insisté pour obtenir au moins quelques avions de chasse, afin de soulager un peu notre infanterie et de lui épargner l’effroyable impression de l’abandon en face des avions ennemis. M. Winston Churchill avait répondu que la chose était impossible ; il voulait conserver en Angleterre toute l’aviation de chasse britannique, afin quelle pût, le moment venu, agir massivement…

Malgré tout ce qu’avait de décevant une telle attitude, le Conseil des Ministres qui se tint dans l’après midi n’en demeura pas moins dominé par l’esprit de résistance à outrance.

Comme je demandais au Général Weygand quelles raisons, suivant lui, motivaient une opposition si surprenant à une mesure douloureuse, mais inévitable, il me répondît :  « Certains ministres parlent de ménager l’opinion anglo-américaine ; je leur dis :  « Avant tout, il y a la France » ; d’autres font de beaux discours patriotiques, je leur dis : « Il y a deux sortes de courage : le courage en paroles et le courage en actions ».

« Mais enfin, insistai-je, que comptent-ils faire, qu’espèrent-ils ? ».

Et le Général de m’apprendre que le Gouvernement avait conçu successivement deux plans, entre lesquels il ne paraissait pas encore avoir définitivement choisi.

L’un était celui du « réduit breton ». La Bretagne, disait-on avec un certain goût du romanesque, a la forme d’une main ; c’est une main tendue vers l’Amérique. Le gouvernement s’y réfugiera comme dans un donjon, toutes les troupes disponibles étant employées à fermer et à défendre sa base.

Le général Weygand avait déclaré : « Je suis tout prêt à exécuter vos ordres ; mais ne vous faites pas d’illusion : le donjon ne pourra tenir plus de deux ou trois jours et tout sera jeté à la mer ».

Néanmoins, le projet n’avait pas été complètement abandonné ; et c’est la raison pour laquelle Tours avait été choisie comme premier lieu d’asile : c’était un point de bifurcation réservant la possibilité d’un départ pour Nantes et Rennes, tout en préparant la mise en œuvre du second plan, plus stupéfiant encore.

Le gouvernement se rendait à Bordeaux et, de là, avec les Chambres (car on voulait associer le Parlement à cette opération) il s’embarquait pour l’Afrique, abandonnant complètement la France en état d’hostilités.

En Afrique, on constituerait une petite armée, notamment avec la classe 1940, dont le premier contingent était dirigé déjà sur le Maroc, malgré l’avis du Général Noguès, qui avait déclaré que des jeunes gens envoyés en Afrique au début de l’été y mourraient comme des mouches.

Et puis, on attendrait deux ou trois ans, jusqu’à ce que l’aviation anglo-américaine soit en état de reconquérir la France.

En vain, le Général Weygand avait monté la folie d’un tel système : une aviation ne peut reconquérir un pays, mais seulement achever de le détruire ; comment d’autre part, être sûr que, dans quelques années, l’aviation anglo-américaine sera plus puissante que l’aviation de l’Allemagne, alors que la supériorité de fabrication actuelle de celle-ci s’accroîtra encore des ressources de la production française ?. Et puis, et surtout, que restera-t-il alors de la France et des Français ?. ceux-ci accepteront-ils un tel abandon ?. Ne faut-il pas penser que, dans la ruine, dans la misère et dans la mort, l’armée complètement détruite, il se constituera partout de petits gouvernements locaux, comme par une sorte de soviétisation généralisée ?.

Le Maréchal Pétain avait puissamment soutenu ce point de vue, déclarant que jamais la France n’avait accepté et n’accepterait d’obéir à un gouvernement d’émigrés.

Et pourtant une fois de plus, hier soir 13 juin, le Conseil des Ministres s’était prononcé contre la demande d’armistice.

En me reconduisant, le général insistait sur les conséquences incalculables d’une telle obstination : non seulement, c’étaient nos soldats qui étaient inutilement sacrifiés et notre Armée humiliée ; non seulement, c’étaient les destructions qu’on multipliait sans raison ; mais encore, sans parler de la déclaration de guerre de l’Italie, c’était toute la France qui était peu à peu envahie, si bien que la demande d’armistice – le jour où, inévitablement, elle serait formulée – se produirait dans des conditions déplorables, avec un pays presque entièrement occupé par l’ennemi.

« Comprenez, me dit-il en me quittant, et faites comprendre au Président de la République, aux Ministres, que les choses ne peuvent se prolonger sans les plus graves périls pour la Patrie ».

Et, comme je roulais vers le Quartier général du Général Georges, je mesurais l’étrangeté d’une situation sans précédent dans l’histoire des peuples : toujours, ce furent les gouvernements civils qui, devant l’impossibilité de continuer une guerre imposèrent aux généraux l’arrêt des hostilités ; cette foi, c’étaient les chefs militaires qui reconnaissant l’impossibilité de poursuivre la lutte et qui, en vain, adjuraient le pouvoir civil de solliciter l’armistice. Et quels chefs militaires ? Les vainqueurs de l’autre guerre : le Maréchal Pétain, le Général Weygand, lieutenant et collaborateur intime de Foch !.

En pénétrant dans le château où était installé l’Etat-major du Général Georges, je remarquai avec douleur, sur la porte, un grand carton blanc qui portait l’inscription : « Général commandant en chef sur le front du Nord-Est ».

Ainsi se concrétisait sous mes yeux, en cette heure tragique, une des causes essentielles de la défaite : l’imprécision dans les attributions et les responsabilités du Haut-commandement : le Général Gamelin , soutenu par M. Daladier, avait tenu à cumuler contre toute logique les fonctions de Chef d’Etat-major général de la Défense Nationale et celles de Commandant en Chef des Forces Terrestres et s’était refusé même à donner au Général Georges le titre, qui lui aurait permis de commander effectivement, en lui conférant notamment le choix des généraux, de « Commandant en chef du Théâtre d’Opérations du Nord-Est », le titre symétrique à celui du Général Weygand, « Commandant en chef du Théâtre d’Opérations de la Méditerranée orientale » et à celui du Général Noguès, « Commandant en chef du Théâtre d’Opérations de l’Afrique du Nord ».

C’est la thèse que, depuis des mois, j’avais soutenue au sein de la Commission de l’Armée, puis, en son nom, devant le Sénat, réuni en Comité secret et que M. Daladier avait combattue, sas, d’ailleurs, produire aucun argument sérieux.

Cette thèse, je l’avais exposée à M. Mandel, alors Ministre des Colonies, qui m’avait approuvé, ajoutant de sa voix sarcastique : « Pensez vous, cher ami, que cette équivoque soit l’effet du hasard ? Soyez sûr qu’elle est voulus, et bien voulue : si nous sommes victorieux, c’est le Général Gamelin qui aura remporté la victoire ; si nous essuyons des revers, le Général Gamelin se sera ménagé un alibi ».

La confusion avait, d’ailleurs, conduit à des conséquences redoutables : le Général Georges avait été privé du Major général, que le Général Gamelin avait tenu à prendre auprès de lui ; bien plus, il avait vu diviser en deux fractions le G.Q.G. et les divers bureaux de l’Etat-major général.

Comme je faisais part de mon émotion au Général Georges, en entrant dans le grand salon qui lui servait de cabinet de travail, il me dit : « Vous ne pouvez pas vous douter du point auquel vous avez raison » ; et il m’apprit que le Maréchal Pétain, alors ambassadeur en Espagne, lui avait écrit pour critiquer ce système, qui ne pouvait durer, disait-il, en lui demandant de prendre patience.

Il me raconta surtout comment la dualité de commandement qui en résultait l’avait empêché de faire prévaloir ses vues dans le plan de la campagne de Belgique, qu’il voulait limiter à la ligne Anvers-Bruxelles-Namur, tandis que le Général Gamelin avait exigé que nos armées fussent poussées, de façon inconsidérée et aventureuse jusqu’en Hollande.

« Mais tout cela, ajouta-t-il, c’est déjà la passé. Voici ou nous en sommes ».

Et, me conduisant vers la vaste carte qui couvrait tout le fond de la pièce, face aux fenêtres, le magnifique soldat, qui porte les traces douloureuses des blessures qu’il reçut dans l’autre guerre et, à Marseille, aux côtés du Roi Alexandre Ier, me montra l’ensemble de l’immense champ de bataille.

Touts les divisions allemandes y étaient représentées par de petits carrés de carton noir portant en blanc leur désignation ; ces petits carrés étaient épinglés les uns contre les autres, en un front dense et serré, que complétaient les silhouettes de tanks en carton rouge figurant les divisions blindées.

En face, le front français, où les petits carrés de carton blanc, groupés mais laissant entre eux de larges vides, signifiaient de façon saisissante les ruptures multiples de notre système de défense et les failles pas lesquelles l’ennemi pouvait pénétrer librement.

Le Général Georges souligna cette dislocation complète de notre ligne, qui ne représentait plus aucune cohésion et permettait aux troupes allemandes d’encercler nos unités à l’aide de leurs éléments motorisés et de faire d’innombrables prisonniers.

Il me montra du doigt la région de Saint-Dizier, me disant : « Ici, ce matin à quatre heures, une très belle division, commandée par un chef d’élite, a été attaquée par 400 chars allemands ; elle est presque anéantie ».

Se dirigeant vers son bureau, il y prit deux grandes feuilles de papier, sur lesquelles il notait lui-même au crayon l’état des divisions, au fur et à mesure des renseignements qui lui parvenaient.

« Hier, me dit-il, j’ai pu indiquer à M. Winston Churchill que nous avions encore 35 divisions, aujourd’hui, je n’en ai plus que 25 ; demain, elles seront peut-être 10. Et quelles divisions ! Elles sont réduites à quelques bataillons sans artillerie. Comment voulez vous qu’elles résistent ? N’st-ce pas lamentables ? ».

Le Général Besson venait de rentrer dans le salon ; il avait les larmes aux yeux en me parlant de ces « magnifiques troupes », qui se battaient héroïquement et qu’il était inhumain de laisser exterminer sans aucun espoir.

« Vous entendez le Général Besson, me dit Georges ; ce matin, j’ai reçu le Général Huntziger, qui se refuse, lui-aussi, à comprendre ; le Général Prételat vient de me téléphoner en m’accusant presque d’inertie. Ainsi, les trois Commandants de Groupes d’Armées sont unanimes avec le Général Weygand et avec moi : cela ne peut plus durer ».

Et comme je promettais d’agir aussitôt dans toute la mesure de mes moyens auprès du Président de la République et du Gouvernement, il me serrait les mains en me remerciant.

Le Général Besson, dont l’Etat-major était installé dans de grande roulottes automobiles dissimulées sous les arbres du parc, m’accompagna jusqu’à ma voiture et, en fermant la portière, il me lança encore dans l’encadrement de la glace baissée : « Et surtout, Monsieur le Ministre, faites vite, vite, vite ».

Voilà comment je quittai le Grand Quartier !.

Je me hâtai vers Tours, autant que le permettait l’extrême encombrement des routes.

En arrivant, j’appris que le Président de la République et le Gouvernement avaient quitté la région pour Bordeaux.

Je repartis immédiatement vers Bordeaux ; j’y arrivai, non sans peine, le samedi 15 juin à deux heures de l’après midi ; je me fis conduire directement rue Vital-Carles, où je savais que la Présidence de la République s’était installée dans l’hôtel du préfet de la Gironde.

Le président Lebrun voulut bien me recevoir aussitôt et j’eus avec lui une émouvante conversation d’une heure et demie.

« Monsieur le président, lui dis-je en entrant, je vous retrouve dans des circonstances tragiques ». « En effet, mon cher ami, me répondit-il, est-il un jour plus tragique que celui où les chefs militaires refusent de se battre ?. »

Je protestai avec une respectueuse indignation, lui disant qu’il paraissait tout ignorer de la situation et de l’état effroyable de nos troupes ; et le lui racontai ce que je venais d’apprendre aux Quartiers Généraux, en ajoutant qu’il n’était plus possible de retarder la demande d’armistice.

Le Président sanglotait dans son fauteuil.

Après quoi il se leva et me parla de la folle aventure de nos Armées du Nord, critiquant sévèrement le Général Gamelin d’avoir voulu les conduire jusqu’en Hollande.

« Figurez vous, me dit-il, que le Général Gamelin est venu me voir quelques jours avant mon départ de Paris et qu’il m’a fait l’éloge de sa conception, ajoutant que, si les choses étaient à recommencer, il les recommencerait telles quelles ». Et le Président de lever les bras au ciel !.

Le Conseil des Ministres se réunissait à quatre heures ; le Général Weygand vint y assister ; les séances du Conseil allaient, d’ailleurs se succéder de façon précipitée jusqu’à la fin de la soirée du lendemain 16 juin.

Je restai rue Vital-Carles, dans la cour de la Présidence ; je guettais les Ministres à la sortie des séances et j’essayais de les convaincre un à un de la nécessité de l’armistice.

Dans la soirée, je pus rejoindre le Président du Sénat et lui remettre en mains propres une demande d’interpellation adressée au Président du Conseil « sur les raisons pour lesquelles le Gouvernement croit devoir prolonger les opérations, alors que l’avis unanime des chefs militaires paraît être que nos insuffisances en matériel rendent stériles les efforts héroïques de nos troupes et que la continuation de la lutte dans de telles conditions ne peut procurer que de nouvelles et inutiles destructions de vies humaines et la dévastation d’autres régions françaises ».

J’insistai auprès de M. Jeannemey pour qu’il réunît aussitôt le Sénat en vue de la discussion immédiate de cette interpellation ; il s’y refusa, me promettant seulement qu’il saisirait sans délai de ma demande le Président du Conseil.

Le Gouvernement ne se décidait pas ; il attendait la réponse du Président Roosevelt au message pressant qui lui avait été adressé ; d’autre part, il négociait avec le Gouvernement britannique pour essayer de se libérer de l’engagement réciproque de ne pas traiter une paix séparée, qu’il avait pris si imprudemment peu de jours auparavant, en le présentant à la France comme un important succès diplomatique.

Il le faisait, d’ailleurs, au moins pour certains Ministres, sans grand désir d’aboutir : la tendance était toujours à la continuation des hostilités et à l’embarquement pour l’Afrique.

J’appris plus tard que l’Ambassadeur d’Angleterre avait, au début de l’après midi du 16 juin, remis au Ministre des Affaires Etrangères une note verbale, par laquelle le Gouvernement britannique déclarait ne pas s’opposer à une demande séparée d’armistice sous la condition que la flotte française lui fût livrée, ce qui eût, bien évidemment, empêché tout accord d’armistice par l’Allemagne.

A l’instigation, semblent-ils de certains Français, cette note fut retirée par l’Ambassadeur au cours de l’après-midi et remplacée par une autre, plus grave encore, s’il est possible, qui comportait la poursuite de la guerre et la mise en commun des ressources des deux Empires ; c’était pour la France, la destruction complète ou, en tout cas, l’asservissement définitif à l’Angleterre.

Mais peu à peu, sous l’influence sans doute des nouvelles militaires toujours plus angoissantes, les yeux commencèrent à s’ouvrir.

Dans la nuit du 16 au 17 juin, le Gouvernement était démissionnaire ; et le Maréchal Pétain, chargé de constituer le nouveau Cabinet, demandait aussitôt l’armistice.

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