Description : Description : Description : Description : http://lignechauvineau.free.fr/Gif/francec.gif   LA LIGNE CHAUVINEAU   Description : Description : Description : Description : http://lignechauvineau.free.fr/Gif/francec.gif

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Rapport fait au nom de la Commission chargée d'enquêter sur les événements survenus en France de 1933 à 1945 par M. Charles Serre,... Annexes. Dépositions. T.1.[-8]. 1951.

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque et Archives de l'Assemblée nationale

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M. le Président. — Aurait-il fallu, selon vous, conduire la guerre de 1939 de la même manière que la guerre de 1914 ?

M. Pétain. — C'était très difficile, parce que la guerre de 1939 était composée de plusieurs nations. Il y avait toutes les nations. Il est vrai que, pendant la guerre de 1914, j'ai eu sous mes ordres ne armée anglaise et une armée américaine. J'ai pu faire la liaison. Mais après ça me semblait impossible. D'ailleurs, on ne m'a pas demandé mon avis.

M. le Président. — Je vous demande votre avis maintenant.

M. Pétain. — Si j'avais pu exécuter quelque chose, je vous donnerais mon avis. Mais je n'ai rien fait.

M. le Président. — A votre avis, fallait-il conduire la guerre de 1939 de façon différente ?

M. Pétain. — De la même manière, mais par d'autres moyens, en donnant plus d'ampleur aux opérations ou à la préparation.

M. le Président. — Que pensez-vous de l'organisation de divisions blindées, de corps cuirassés ?

M. Pétain. — Mais c'est bien 1 Je n'ai pas eu à faire usage de divisions blindées. Ç'a été fait après mon passage.

M. le Président. — Etiez-vous partisan de la création de ces corps cuirassés ?

M. Pétain. — Je n'ai jamais eu à les employer. Mais c'était à essayer.

M. le Président. — Lorsque la question a été posée au conseil supérieur de la guerre, étiez-vous partisan de la création de ces divisions blindées ?

M. Pétain. — J'étais d'accord pour ne pas m'opposer, quoiqu'on ne m'ait pas demandé mon avis. On ne me demandait plus mon avis à ce moment-là.

M. le Président. — Vous rappelez-vous un livre du général Chauvineau, dont vous avez écrit la préface ?

M. Pétain. — On a dû me donner les idées pour faire cette préface, car je n'ai pas lu ce livre.

M. le Président. — Ce livre traite du problème de l'action des divisions blindées et des corps cuirassés dans la guerre moderne.

M. Pétain. — Je ne me rappelle pas du tout avoir lu ce livre.

M. le Président. — Vous en avez cependant écrit la préface, ce qui indique que vous aviez une idée assez précise sur ce problème.

M. Pétain. — J'étais d'accord pour la création de ces unités, mais quant à l'exécution, je n'ai pas eu à m'en occuper.

M. le Président. — Il est paru un certain ouvrage écrit par le général de Gaulle qui, lui aussi, était partisan de la création de ces divisions blindées. Etiez-vous d'accord avec lui?

M. Pétain. — Je n'étais pas opposé, c'est tout ce que je peux dire, parce qu'on ne me demandait mon avis qu'à grande distance.

M. le Président. — Le général Chauvineau était opposé à cette création. Vous sembliez être d'accord avec lui.

M. Pétain. — Je ne me rappelle pas. Et on a accepté ce que j'avais dit dans la préface? Ce livre a-t-il eu du succès?

M. le Président. — Il semble que vous étiez d'accord avec le général Chauvineau, qui était hostile aux divisions blindées.

M. Pétain. — Je dois vous avouer que je ne me rappelle rien du tout de ce livre du général Chauvineau, même ayant écrit sa préface.

M. le Président. — N'aviez-vous pas l'impression à cette période que les corps cuirassés ne seraient pas d'une grande utilité dans la guerre moderne?

 

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M. Pétain. — Je n'avais jamais travaillé avec eux. Au cours de la guerre de 1914, je n'avais pas de divisions blindées. Cela me laissait peut-être un peu indifférent. Mais je ne peux pas répondre.

M. le Président. — Le général Chauvineau s'est prononcé d'une façon catégorique contre la création de ces divisions cuirassées et vous étiez favorable à cette thèse?

M Pétain. — Je n'ai pas beaucoup travaillé avec ce général. Je l'ai connu, mais je n'ai pas travaillé ces questions-là avec lui. Je n'ai pas été opposant certainement.

M. le Président. — Vous n'étiez pas très enthousiaste pour la création de divisions blindées. Vous pensiez sans doute qu'elles ne seraient pas très utiles dans la guerre moderne?

M. Pétain. — Sûrement pas !

M. le Président. — Quelle était au fond votre conception, quelle était, selon vous, la meilleure tactique? Pensiez-vous que la tactique utilisée pendant la guerre de 1914 devrait tout naturellement servir ?

M. Pétain. — Je n'ai pas eu l'occasion de mener de guerre dans ces conditions-là, étant donné que celle de 1914 s'est déroulée dans des conditions extrêmement favorables. J'étais du côté des anglais et du côté des Américains.

M. le Président. — Saviez-vous que l'Allemagne constituait des divisions blindées et des corps cuirassés ?

M. Pétain. — Je l'ai entendu dire. Je n'ai pas su en quoi tout cela consistait. Je ne peux pas vous répondre et je m'en excuse.

M. Charles Serre. — Avez-vous toujours voulu, au cours des deux guerres, augmenter toute notre puissance militaire ?

M. Pétain. — Non, car je n'étais plus rien. Je ne m'en occupais pas.

M Charles Serre. — Vous avez dit qu'on ne vous avait pas écouté. Par conséquent, on peut penser que vous aviez présenté des propositions précises au Gouvernement tendant à renforcer notre puissance ?

M. Pétain. — Je voudrais pouvoir me le rappeler, mais ma mémoire me fait défaut. Vous faites bien tout ce que vous pouvez pour me rappeler des choses, mais, à partir dela guerre 191-1-1918, c'est fini, mon cerveau militaire est fermé. Quand j'ai vu qu'on employait d'autres outils, d'autres instruments et d'autres méthodes, je puis dire que cela ne m'intéressait pas.

M. le Président. — Une constatation est assez troublante : alors qu'en 1936 le Gouvernement de l'époque a augmenté d'une façon très considérable les crédits militaires, les Gouvernements précédents, en particulier ceux qui se sont succédé de 1934 à 1935, avaient diminué ces crédits d'une façon assez sensible. Vous faisiez justement partie de l'un de ces Gouvernements. Vous avez été pendant quelques mois Ministre de la Guerre. , Cette diminution de crédits vous a-t-elle été imposée par le Gouvernement ou bien l'avez-vous proposée vous-même ?

M. Pétain. — J'étais très partisan d'avoir les crédits les plus considérables pour entreprendre de grandes choses. L'armée coûte très cher. Mais, là, je ne peux pas répondre. Je ne sais pas.

M. le Président. — On a diminué les crédits militaires et vous étiez Ministre de la Guerre. Cette mesure vous a-t-elle été imposée par le Gouvernement?

M. Pétain. — C'est sans doute le Gouvernement. Je n'ai jamais refusé des crédits. J'avais toujours de quoi employer les crédits.

M le Président. — Avez-vous demandé des augmentations de crédits?

M. Pétain. — C'est possible. Il n'est pas concevable que je me sois tu devant des questions comme celles-là. Si on a proposé des crédits, j'ai certainement proposé de les accepter. Quant à la manière de les employer, c'est autre chose. Si c'était de l'argent perdu, je ne poussais pas à la roue. Mais, ce matériel dont vous parlez, je ne le connaissais pas. (…)

 

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Séance du vendredi 1er août 1947,

Présidence de M. Gérard JAOUET, président.

AUDITION DE M. PIERRECOT,

Ancien Ministre de l'Air.

La séance est ouverte à 10 h. 10.

 

M. le Président. — Monsieur Pierre Cot, la Commission vous remercie d'avoir répondu à son appel. Vous savez quelle est notre mission: rechercher toutes les responsabilités de la défaite. C'est une tâche très complexe, très délicate. Nous n'en sommes encore qu'à la première partie de cette tâche. Nous nous informons; c'est ainsi que nous avons entendu toute une série de personnalités qui nous ont apporté des éléments d'information intéressants. Vous-même, étant donné les fonctions que vous avez occupées, vous allez certainement pouvoir nous en apporter aussi qui nous seront utiles.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, selon la tradition, de prêter serment, en jurant de dire la vérité.

M. Pierre Cot. — Je le jure.

M. le Président. — Vous avez la parole.

M. Pierre Cot. — Messieurs, j'espère vous donner quelques éléments d'information. Mais je voudrais dire, en premier lieu, que je suis un peu embarrassé. Les causes de mon embarras sont les suivantes. D'une part, je n'étais pas Ministre de l'Air au début de la guerre; j'avais cessé de l'être depuis janvier 1938, c'est-à-dire depuis environ vingt mois avant le commencement de la guerre, et près de deux ans et demi avant les événements de 1940. Je suis donc incapable de vous donner des éléments d'information sur la façon dont la guerre a été conduite et sur la façon dont elle a été préparée au cours de la période qui l'a précédée. Voilà la première cause de mon embarras.

La seconde cause, c'est que j'ignore ce que vous attendez exactement de moi; je ne sais pas jusqu'à quel point de détail vous poussez vos investigations. Je pense ne pas vous choquer en observant que votre Commission n'est pas composée d'historiens ou de techniciens de l'aviation. C'est une commission politique. J'en conclus que vous êtes surtout intéressés par l'aspect politique des événements sur lesquels vous êtes chargés d'enquêter et, par suite, de mon action au ministère de l'Air. Mais j'aurais évidemment préféré que vous me posiez des questions ou, du moins, que vous m'indiquiez les points sur lesquels doit porter ma déposition.

Etant donné mon ignorance sur la façon dont la guerre a été conduite et préparée - j'entends du point de vue aérien — et sur la façon dont vous conduisez votre enquête, je vais me borner à vous présenter un tableau d'ensemble de la situation et de mon activité à la tête du ministère de l'Air. Ce tableau vous suffira, je l'espère, pour fixer les responsabilités, en ce qui me concerne. Il va de soi que je reste à votre disposition pour le cas où vous croiriez devoir me poser des questions plus détaillées.

 

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Pour rendre clair mon exposé, je le diviserai en trois parties de longueur inégale. Dans la première partie, nous examinerons l'état de l'aviation française au moment de la guerre et, notamment, au moment de la bataille de juin 1940. Dans la seconde partie, nous nous demanderons quel devait être le rôle, avant la guerre, d'un bon ministre de l'Air, nous chercherons à déterminer ce que le ministre de l'Air aurait dû faire. Dans la troisième partie, qui sera la plus longue, nous examinerons ce que j'ai fait, lorsque j'ai été placé à la tête du ministère de l'Air.

PREMIERE PARTIE

J'aborde immédiatement la première partie. Quelle était la situation de l'aviation française en juin 1940 et, d'une façon plus générale, au début de la guerre? De quelle force aérienne la France disposait-elle quand la guerre a commencé et quand le désastre s'est produit? Il faut évidemment vous poser cette question si vous voulez être en mesure d'apprécier la façon dont la politique aérienne française a été dirigée avant la guerre.

 La meilleure façon d'étudier ce problème, c'est de comparer la puissance de l'aviation française à celle de l'aviation allemande, au moment de la guerre et pendant la guerre. En bref, on peut dire que notre aviation était inférieure en quantité — je souligne ce mot — à l'aviation allemande et qu'elle fut beaucoup plus mal utilisée par ses chefs que l'aviation allemande.

Premier point: nous étions inférieurs en quantité et en quantité seulement. Personne ne saurait adresser le moindre reproche aux combattants de l'aviation française. Ils étaient courageux et ils connaissaient leur métier. Chaque fois qu'ils ont été engagés dans des conditions normales ou quasi normales — à un contre un, ou même à trois contre quatre — contre les aviateurs allemands, ils ont gagné la partie. Leur valeur professionnelle et leur moral ne sauraient être mis en cause et chacun doit leur rendre hommage.

De même, quand nous parlons de l'insuffisance ou de l'infériorité de l'aviation française, nous n'entendons adresser aucun reproche aux techniciens français. Sans doute peut-on dire que nous manquions de tel ou tel type d'appareil que l'état-major n'avait pas commandé; on peut surtout dire que nous n'avions pas assez d'avions. Mais, dans l'ensemble, un chasseur français ou un bombardier français du dernier modèle valait un chasseur allemand ou un bombardier allemand fabriqué au même moment. La technique française valait la technique allemande. Nos cellules étaient légèrement supérieures; nos moteurs et notre armement étaient un peu moins bons; mais, dans l'ensemble, on peut dire qu'il y avait égalité qualitative entre la technique française et la technique allemande. Nos techniciens et nos ouvriers méritent donc le même hommage que nos combattants de l'armée de l'air. Ceux qui déclarent que la production française avait été désorganisée ou simplement mal organisée depuis 1936, ne disent pas la vérité.

Par contre, en quantité, nous étions très inférieurs. Quelle était la mesure de notre infériorité? En gros, cette mesure peut s'exprimer par le rapport de 1 à 3,5 ou peut-être à 4,mais je crois que la vérité est plus proche de 1 à 3,5 que de 1 à 4.

Cette proportion s'applique non pas aux avions qui ont été utilisés pendant la bataille de France, mais aux avions que possédait l'armée de l'air. La question de savoir quelle fraction de nos forces aériennes ont été jetées dans la bataille est une autre question que nous examinerons plus tard. Je me préoccupe, pour le moment, de la quantité des avions dont nous disposions.

Le rapport de 1 à 3,5 ou à 4 s'obtient en étudiant les documents les plus sérieux qui ont été publiés sur le sujet. Il s'applique en gros aux chiffres fournis au procès de Riom et par M. Guy La Chambre et par le procureur général chargé de l'accusation. M. Guy La Chambre et le procureur général n'étaient pas tout à fait d'accord sur les chiffres; mais leur désaccord portait sur quelques centaines d'avions; il n'affectait pas l'ordre de grandeur

 

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que je vous indique et que vous pouvez retenir comme suffisamment exact. D'autre part, avant le procès de Riom, j'étais déjà parvenu à cette proportion de 1 à 3,5. J'avais établi cette proportion à l'aide des « états de situation de notre armée de l'air à la veille de la bataille de juin 1940. Ces « états de situation » étaient secrets, mais j'en avais eu communication, et la même communication avait été adressée aux autorités britanniques; en les comparant aux estimations de la force aérienne allemande, faites à la même époque et vérifiées depuis cette époque par les services de renseignements français, anglais et américains on aboutit toujours au rapport de 1 à 3,5 ou à 4.

Les documents et les informations donnent les chiffres suivants :

 

Pour la France :

1° Avions de première ligne (en Europe, en Afrique du Nord et à la disposition de la Marine), environ 2.200 à 2.300;

2° Avions « armés et équipés », c'est-à-dire avions en ligne et en réserve, ou si vous préférez, avions utilisables pour des missions de guerre: environ 3.500;

3° Enfin, total des avions militaires, non compris les avions d'école: environ 6.000.

 

Pour l'Allemagne, les chiffres sont les suivants :

1° Avions de première ligne (front occidental, Norvège, frontière de l'Est, à la disposition de la Marine, etc.) : environ 8.000;

2° Total des avions « armés et équipés» : environ 14.000;

3° Total des avions militaires (avions d'école non compris) : environ 17.000.

Nous obtenons ainsi :        2.200 se comparant à 8.000, 3.500 - 14.000, et 6.000 - 17.000,

soit un rapport moyen de 1 à 3,6.

 

Enfin, pour vous permettre de contrôler vous-même ce calcul, je vous engage à vous reporter à la meilleure source d'informations accessible à des non-spécialistes. C'est la série des études parues dans les suppléments annuels de l'Encyclopédie britannique. Vous connaissez le sérieux de cette publication. Dans le Book of the Year pour 1939, qui a paru en 1940, vous trouverez un tableau comparant la puissance des différentes aviations à la veille de la guerre. Les chiffres publiés sont à peu près les mêmes que ceux que je viens de vous indiquer — avec cette différence qu'on donne, pour l'armée allemande, 13.000 avions a armés et équipés, alors que j'ai indiqué 14.000. Un tableau d'ensemble, établi avec beaucoup de soin, indique que la force de l'aviation française était, en 1939, par rapport à celle de l'aviation allemande, comme 3 est à 10. Vous voyez qu'ici encore on aboutit à la proportion de 1 à 3,5. Cette proportion constitue donc bien la mesure de notre infériorité dans le domaine aérien.

Mais — et nous abordons ici le second élément du problème — tous les avions de notre armée de l'air ne furent pas engagés contre l'armée allemande. Bien loin de là. Le commandement français n'a pas cru devoir utiliser toutes les armes qu'il possédait. Vous savez déjà, après l'audition de M. Daladier, que le commandement français n'a pas utilisé tous les chars d'assaut et tous les engins de guerre dont il disposait; c'est un point qui a été mis en pleine lumière au procès de Riom. La constatation est encore plus vraie quand il s'agit de l'armée de l'air, dont une faible partie seulement fut engagée dans la bataille où s'est joué le destin de notre pays.

Ici encore, je vous apporte non pas une opinion, mais des chiffres officiellement publiés et faciles à vérifier. Au procès de Riom, on a communiqué le nombre des avions militaires existant en juillet 1940, c'est-à-dire, non seulement après la bataille, mais après la retraite, au cours de laquelle tant d'avions furent perdus ou détruits. L'armée de l'air française avait,

 

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en juillet 1940, 3.000 avions en France et 1.800 en Afrique du Nord, soit 4.800 en tout. C'était donc une proportion très faible de notre aviation qui avait été jetée dans le combat.

Voulez-vous une autre preuve? J'ai rendu hommage, il y a quelques instants, à la valeur du personnel combattant. Je n'étendrai certainement pas cet hommage au commandement, du moins à tout le commandement. D'après les comptes rendus officiels, pendant les mois de mai et de juin 1940, les pertes de l'aviation française ont été les suivantes. Pour le matériel: 757 avions, dont 306 seulement perdus en combat, 229 détruits par l'ennemi sur nos terrains et 222 détruits par accidents. Pour le personnel: 117 tués, dont 59 officiers, 180 blessés, dont 79 officiers, 371 disparus, dont 149 officiers. Si vous comparez ces chiffres à ceux des avions et des combattants de l'armée de l'air, et notamment à ceux des officiers (active et réserve) de l'armée de l'air, vous éprouverez un sentiment pénible. Pourquoi n'avoir pas utilisé davantage nos forces aériennes? Est-ce parce que les hommes ne voulaient plus se battre? Vous savez bien que non; leur courage était à la hauteur des circonstances. Mais la valeur du haut commandement français ne l'était pas. Pourquoi, au lieu de les laisser disperser, selon la méthode absurde des « petits paquets », n'avoir pas rassemblé nos forces aériennes pour briser l'élan des colonnes motorisées allemandes? Et pourquoi, quand la bataille fut perdue, ne pas avoir fait passer la Manche ou la Méditerranée à nos avions, pourquoi ne pas leur avoir ordonné de continuer la lutte contre les envahisseurs de notre pays, en ralliant les forces britanniques? Je pense que vous poserez ces questions à qui de droit, Messieurs. Ce que je sais, c'est que l'armée soviétique, après les destructions opérées par surprise, par l'armée allemande, au moment de son agression, n'avait pas, en beaucoup d'endroits, un rapport de forces aériennes à opposer aux Allemands, aussi favorable que celui dont disposait notre commandement. A Léningrad, par exemple, le rapport était moins favorable en quantité et en qualité. Mais le commandement soviétique, lui, était à la hauteur des circonstances.

Voilà ce que je voulais dire sur la première question. La valeur professionnelle, le courage, le moral et l'esprit des combattants et des techniciens français valaient au moins ceux des combattants et des techniciens allemands. Ces hommes avaient reçu une bonne formation, ils étaient entraînés, ils connaissaient bien leur métier. De ce point de vue, aucune infériorité. L'armée de l'air et l'aviation française n'avaient donc pas été, comme certains l'ont prétendu, minées ou démoralisées depuis le Front populaire et par le Front populaire. Notre infériorité se limitait à deux points. D'une part, nous n'avions guère plus d'un avion militaire français contre quatre avions allemands. D'autre part, notre commandement n'a utilisé qu'une faible partie de son aviation déjà insuffisante en nombre. Si nous voulons être très indulgents pour ceux qui étaient chargés de l'emploi de notre armée de l'air, nous dirons qu'ils ont, en tout cas. manqué d'imagination créatrice; ils n'ont certainement pas tiré le meilleur parti du matériel et du personnel qui leur avaient été confiés.

 

DEUXIÈME PARTIE

J'aborde la seconde partie de mes explications. Quel devait être le rôle du Ministre de l'Air français avant la guerre? Etant donné les circonstances, que devait-il faire et quelle devait être sa politique? Ce problème retiendra plus longtemps notre attention que le premier. Mais je crois nécessaire de le traiter. On a dit beaucoup de sottises sur la politique aérienne française. On a surtout traité la question de façon très superficielle. Il nous faut nous débarrasser des préjugés et des passions politiques si nous voulons avoir une vue objective et claire de la situation. C'est pourquoi je suis obligé de considérer le problème sous son aspect le plus général et d'élargir le débat.

Et d'abord le Ministre de l'Air, pour déterminer sa politique, devait partir de la réalité. Certains esprits superficiels ont dit: « Nous aurions dû avoir autant d'avions que l'Allemagne; il est criminel d'en avoir eu moins ». Je pense n'avoir pas besoin de souligner l'absurdité d'un tel propos. La France, hélas, n'avait pas la même puissance industrielle que

 

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l'Allemagne. Laissons donc de côté les jugements sommaires et les banalités et voyons les faits.

Nous avions donc un avion de guerre alors que les Allemands en avaient trois ou quatre.

Pour savoir si cette proportion était, non pas souhaitable, mais normale, il faut considérer les capacités de production industrielle des deux pays. L'Allemagne, en effet, préparait intensément la guerre et ses chefs militaires avaient reconnu toute l'importance du facteur aérien dans la guerre moderne. On ne peut donc pas s'attendre à ce que nous ayons fait, relativement à nos ressources et à nos moyens de production, plus et mieux que nos ennemis Pour savoir ce que nous pouvions produire, par rapport à l'Allemagne, il faut donc comparer les moyens de production des deux pays.

Pour ce faire, à quel moment faut-il nous placer? Evidemment dans la période qui a précédé, immédiatement la guerre. Les avions, vous le savez, s'usent et se démodent plus  rapidement que les croiseurs, les canons de campagne ou les chars d'assaut. Pour savoir quelle pouvait être la capacité de production aéronautique utilisable pendant la guerre de 1939-1940, il faut donc prendre la capacité de production industrielle de notre pays pendant les deux ou trois ans qui ont précédé la guerre et la comparer à la capacité de production industrielle de l'Allemagne.

Pour faire ce calcul et établir cette comparaison, il suffit de prendre ce qu'on peut appeler les productions de base, l'aluminium, l'acier et la houille, car un avion est un composé d'aluminium, d'acier et de force motrice. Voyons ce que cela nous donne :

Au cours des années 1937, 1938 et 1939, la France a produit 130.000 tonnes d'aluminium et l'Allemagne 474.000 tonnes, soit un rapport de 1 à 3,6; la France a produit 20 millions de tonnes d'acier et l'Allemagne 68 millions, soit un rapport de 1 à 3,4; la France a produit 137 millions de tonnes de houille et l'Allemagne 564 millions, soit un rapport de 1 à 4,2. Ainsi, le rapport moyen de l'industrie lourde française, par rapport à l'industrie lourde allemande, est à peu près de 1 à 3,6 ou 3,8. Relativement à l'Allemagne, nous avons donc eu une force aérienne qui se trouvait dans le même rapport que notre production d'acier ou d'aluminium.

C'est là un point ,ur lequel on n'a pas appelé suffisamment l'attention du public, ni avant la guerre, ni depuis la guerre. Avant la guerre, un de nos meilleurs experts en matière aéronautique, M. Henri Bouché avait signalé que le rapport existant entre la force aérienne française et la force allemande devait être sensiblement le même que le rapport existant entre les capacités de production industrielle respectives des deux pays. Comment aurions-nous pu échapper à cette fatalité économique? En consacrant à notre production aéronautique une proportion plus grande de nos ressources industrielles, ou bien en augmentant notre capacité de production? Pouvait-on baser une politique sérieuse sur l'une ou l'autre de ces hypothèses ?

Considérons la première hypothèse. Il est impossible d'imaginer sérieusement que la France ait pu consacrer une partie plus grande de ses ressources industrielles que l'Allemagne à la guerre aérienne. C'est l'Allemagne, ce n'est pas la France qui préparait une guerre d'agression, et je n'insiste pas sur ce point. Reste la seconde hypothèse, l'accroissement de notre production industrielle dans la période d'avant guerre, ou plutôt de notre capacité générale de production industrielle. Etait-ce possible ?

Messieurs, je n'en sais rien. Ou plutôt je n'ai pas à m'en préoccuper ici et cela pour deux raisons. La première, c'est que la politique économique générale ne dépendait pas du  Ministre de l'Air. La seconde c'est qu'un accroissement sensible de notre capacité de production industrielle ne pouvait se réaliser rapidement. Augmenter le potentiel industriel d'un pays, cela veut dire: construire de nouvelles usines de matières premières, ouvrir de nouvelles mines, bâtir des hauts fourneaux, produire plus de force motrice et surtout -disposer de nouveaux techniciens et recruter une main-d’œuvre plus abondante. C'est un long, un très long processus.

J'entends bien que d'aucuns s'étonneront que le potentiel industriel de la France, à la

 

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veille de la guerre n'ait été, par rapport au potentiel allemand que dans le rapport de 1 à 3 ou 3,5, alors que le rapport entre les populations actives était environ de 1 à 2. C'est en effet fort regrettable; mais c'est un fait dont un Ministre de l'Air sérieux devait tenir compte et qu'il ne pouvait modifier. Certains diront: c'est la faute du Front populaire et des quarante heures. L'explication ne résiste pas à l'examen. Consultez un annuaire statistique et vous verrez que l'indice général de la production industrielle s'était relevé en 1937, alors que nous avions un gouvernement de Front populaire, de 12,5 % par rapport à 1935, alors que nous avions un gouvernement conservateur présidé par M. Laval.

La véritable explication doit être cherchée dans la différence des structures économiques française et allemande. Comparée à l'Allemagne, la France est un pays moins industrialisé. Nous avons relativement plus d'agriculteurs, de petits propriétaires, d'artisans et de commerçants et, par suite, moins de grandes usines. Nous étions donc plus mal armés pour la production en grande série. Le Front populaire n'a rien à voir à cela.

Excusez-moi de vous citer encore quelques chiffres, mais je ne veux rien dire qui ne soit étayé sur des documents. Si vous consultez l'Annuaire statistique du Bureau international du travail, vous verrez que, dans la période qui précéda la guerre, le nombre des personnes engagées dans la production industrielle était de 5 millions pour la France, de 10 millions pour l'Angleterre et de 14 millions pour l'Allemagne. Vous verrez aussi que l'industrie allemande et l'industrie britannique avaient un caractère beaucoup moins artisanal que la nôtre. Dans l'industrie française, il y avait 31 % de « travailleurs indépendants », patrons, petits patrons ou artisans, alors qu'il y en avait seulement 14 % en Allemagne et 7,5 % en Angleterre. Vous pourrez faire des observations semblables si vous considérez le nombre et l'âge des machines-outils.

Ainsi, à la veille de la guerre, l'Allemagne employait pour sa production industrielle environ trois fois plus de techniciens et d'ouvriers que la France et son industrie était environ deux fois plus concentrée que l'industrie française. Voilà le fait. Etant donné ce fait, il était normal — regrettable mais normal, ou, si vous préférez, fatal — que l'industrie allemande produisît trois fois et demi ou quatre fois plus d'aluminium et d'acier que la France. Et il était également fatal qu'elle produisît une armée de l'air trois fois et demi ou quatre fois plus puissante que l'armée française.

Revenons donc à nos moutons et demandons-nous quelle devait être la politique du Ministre de l'Air français. Un Ministre de l'Air qui aurait voulu, dans de semblables conditions, faire une armée de l'air aussi forte que l'armée de l'air allemande, aurait peut être été un brave homme, mais sûrement un rêveur ou un ignorant. Il aurait bâti sur le sable. C'eût été un peu comme si le Ministre de l'Air du Mexique voulait avoir une force aérienne capable de s'opposer à celle des Etats- Unis.

Etant donné ces dures réalités, que devait faire le Ministre de l'Air et comment devait-il orienter sa politique ?

Etant donné le rapport des forces économiques, le Ministre de l'Air devait tout d'abord constater que la France ne pouvait pas envisager de lutter seule contre l'Allemagne. La guerre qu'il devait préparer était une guerre de coalition. Il devait intégrer la défense aérienne française dans un système plus large. Son rôle, son premier rôle, était en cas de besoin, de rappeler au Gouvernement dont il faisait partie, cette vérité élémentaire.

Mais quelle coalition fallait-il préparer ou envisager ? Quel groupement de forces aériennes pouvait permettre à la France de ne pas se trouver en état d'infériorité par rapport à l'Allemagne? Un Ministre de l'Air faisant son métier devait vite arriver à la conclusion qu'une coalition réunissant la France et l'Angleterre était insuffisante pour équilibrer la force allemande. La conclusion pouvait être déplaisante, mais elle s'imposait. A l'extrême rigueur, avec un grand effort et un accord parfait, allant jusqu'au détail, la production française plus la production britannique auraient pu égaler la production allemande. Mais on ne pouvait jouer le sort du pays sur cette égalité, pour des raisons qui sont évidentes à qui veut bien réfléchir quelques instants. La France et l'Angleterre étaient deux Etats différents; elles étaient séparées par la mer; l'empire britannique a besoin d'assurer

 

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un réseau fort étendu de communications maritimes; pour toutes ces raisons, une force de production franco-britannique égale à la force de production allemande ne pouvait suffire à assurer une supériorité aérienne franco-britannique. La conclusion s'imposait donc que la seule coalition qui pût nous assurer de dominer l'Allemagne hitlérienne, dans le. domaine aérien et, sans doute, dans d'autres domaines, c'était une coalition comprenant l'Union soviétique.

Là encore il faut se reporter aux statistiques. D'abord les statistiques de la production industrielle. Elles montrent que la production soviétique atteignait et dépassait, avant la guerre, la production allemande. Ensuite, les statistiques relatives à l'aviation. Dans un  livre qui a paru au lendemain de Munich, sous le titre l'Armée de l'Air, j'ai publié un tableau indiquant les forces aériennes de l'Allemagne, de l'Union soviétique et de quelques autres pays, Ce tableau avait été dressé à l'aide des documents du service de renseignements du Ministère de l'Air. Il montre que, pendant la période qui a précédé la guerre, l'aviation française, plus l'aviation britannique, plus l'aviation soviétique ont toujours été supérieures en nombre et en puissance à l'aviation allemande et à l'aviation italienne réunies. Des informations semblables ont été publiées par les revues techniques du monde entier. Ici encore les non-spécialistes peuvent consulter les tableaux publiés chaque année par les suppléments annuels de l'Encyclopédie britannique. Ils verront que pendant la période 1936-1939, les aviations française, britannique et soviétique avaient, par rapport à l'aviation allemande et italienne, une marge de supériorité qui s'exprime par le rapport de 15 à 10. Par contre, si vous retirez la force soviétique, le rapport est de 7,5 à 10. La supériorité se transforme en infériorité.

Cela montre qu'il était, pour nous, capital de pratiquer une politique d'entente et d'accord avec l'Union soviétique et ce que j'appellerai son complément aérien, la Tchécoslovaquie. A partir du moment où cette politique d'entente a été compromise — et vous savez qu'elle l'a été à Munich - notre situation, du point de vue aérien, est devenue défavorable.

Le premier devoir du Ministre de l'Air était de prendre conscience de ces réalités et d'appeler sur elles l'attention du Gouvernement. C'était de dire: « Tant que nous serons d’accord avec l'U. R. S. S., nous ne pourrons pas perdre la guerre; à partir du moment où nous ne serons plus d'accord avec l'U. R. S. S., même avec l'appui de l'Angleterre, nous ne pourrons pas rétablir la balance en notre faveur. » Le devoir du Ministre de l'Air était de préparer l'armée de l'air à jouer son rôle dans une coalition groupant tous les - ennemis de l'Allemagne hitlérienne.

Quel était son second devoir ?

C'était de veiller à ce que l'aviation française ne fût pas traitée en parente pauvre de  la défense nationale. Je m'explique. Etant donné, d'une part, que les ressources économiques de notre pays étaient inférieures à celles de l'Allemagne, étant donné, d'autre part, que les Allemands accomplissaient un très grand effort en matière d'aviation, il fallait prendre garde que le développement de nos armées de terre et de mer ne s'accomplît pas au détriment de l'aviation. Vous savez que la stratégie est l'art de répartir les forces armées et de les diriger sur les points où elles sont le plus utiles. Eh bien, il y a, dans la préparation de la guerre, une stratégie des ressources et des crédits. Si l'on affecte trop de crédits, trop de ressources matérielles ou humaines à certaines branches de la défense nationale, ce sont les autres qui en souffrent.

Le Ministre de l'Air avait ici un rôle délicat à jouer, parce que le Ministère de l'Air est un Ministère jeune, moins bien organisé et moins bien armé que les Ministères de la Guerre ou de la Marine. Avant la guerre, nos grands chefs militaires étaient des marins ou des officiers de l'armée de terre, plutôt que des aviateurs. Ces grands chefs avaient l'esprit conservateur, pour ne pas dire routinier et songeaient plus à la guerre du type 1914-1918 qu'à celle qui se préparait. Enfin le Ministre de la Défense nationale était en même temps Ministre de la Guerre.

 

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Pour ne pas avoir à y revenir, Je veux dire, dès maintenant, que la répartition des ressources et des crédits, entre la Guerre, la Marine et l'Air, n'a pas été bien faite avant la guerre. L'armée de l'air n'a pas reçu ce qu'elle aurait dû recevoir. Avec un potentiel industriel égal au tiers du potentiel allemand, nous ne pouvions guère espérer avoir que le tiers des armes modernes dont disposait l'Allemagne. Or nous avons commencé la guerre avec une marine plus forte que la marine allemande, et ce résultat a été atteint au détriment de notre aviation. Au début de la guerre, la marine française avait en service 583.000 tonnes de bateaux de guerre et 171.000 tonnes en construction ; la marine allemande avait 243.000 tonnes en service et 276.000 tonnes en construction. Cela veut dire que nous avions relativement plus d'ouvriers que les Allemands dans les arsenaux de la marine, et par voie de conséquence nous en avions moins dans nos usines de l'aviation. Nous n'avons pas préféré « le beurre aux canons», mais nous avons préféré les croiseurs aux avions Cette répartition de nos ressources et de nos efforts était d'autant plus fâcheuse que nous étions les alliés de l'Angleterre.

Nous ne pouvions pas envisager sérieusement de nous battre contre l'Allemagne sans l'appui britannique. Or l'Angleterre avait, au début de la guerre, 1.350.000 tonnes de bateaux de guerre en service et 583.000 tonnes en construction. Les Anglais et nous avons commencé la guerre avec beaucoup plus de bateaux en service et en construction que les Allemands et les Italiens réunis. La contrepartie de cet avantage, c'est que nous avons commencé la guerre avec moins d'avions en service et en construction. Notre stratégie économique pour la préparation de la guerre n'a donc pas été bonne. Ce n'est pas le Ministre de l'Air qui était chargé d'établir cette stratégie, de même que ce n'est pas lui qui avait la direction de notre politique étrangère. Mais son devoir était de signaler à la Défense nationale et, au besoin, au Président du Conseil, les erreurs qu'il pouvait observer; son devoir était, en tous cas, de réclamer pour l'armée de l'air, une proportion plus grande des crédits affectés à la Défense nationale.

Préparer la guerre de coalition et insister pour que la France se trouve dans le même camp que l'Angleterre et l'Union Soviétique, d'une part; demander que notre conception générale de la Défense nationale soit une conception moderne et réaliste, et que cette conception tienne compte du rôle grandissant de l'aviation dans la guerre moderne, d'autre part, telles étaient, à mon avis, les tâches essentielles d'un Ministre de l'Air, soucieux de ses devoirs et de ses responsabilités.

Troisièmement enfin, le Ministre de l'Air devait essayer d'obtenir le meilleur rendement possible des moyens et des ressources qui lui étaient affectés. Là aussi sa tâche était délicate. Le Ministère de l'Air était un Ministère jeune; il l'est encore. Le personnel administratif et militaire, surtout dans les postes élevés, n'avait pas ces fortes traditions, cette solide formation qui font la force de Ministères tels que la Marine, la Guerre ou les Travaux publics. De plus, le Ministre de l'Air n'avait pas seulement une armée à préparer et à diriger, une Administration à faire fonctionner; il avait aussi des problèmes techniques et industriels à résoudre. Or l'industrie aéronautique, surtout avant la guerre, était une industrie fort difficile à manier. Dans l'industrie, comme dans l'armée, comme au Ministère, les bonnes volontés et les compétences abondaient. Mais dans l'industrie aéronautique aussi, les traditions faisaient défaut. Le Ministre de l'Air n'avait pas un bon instrumenté sa disposition. J'ajoute que dans tous les pays du monde, à la même époque, les même difficultés se rencontraient. Tout en exerçant sur ses services la surveillance nécessaire, le Ministre de l'Air devait s'attendre à des erreurs et à des fautes. C'était inévitable. En matière aéronautique,  plus qu'ailleurs, il faut savoir aller vite et accepter le risque de se tromper, car le plus grand risque est celui qu'on prend en ne faisant rien ou en attendant trop.

L'esprit de routine, vous le savez, fut largement à la base de nos erreurs dans la préparation, et de nos fautes dans la conduite de la guerre. Je pense que M. Daladier vous a éclairés sur ce point Le 31 mars 1942, au procès de Riom. il disait fort justement: « La haine de la nouveauté, la haine de l'audace intellectuelle, la haine de tout ce qui est moderne, a conduit l'armée française à sa ruine ». Il est bien évident que l'esprit de routine  était plus funeste encore dans l'armée de l'air que dans les autres armées, pour la simple

 

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raison qu'en matière aéronautique l'évolution technique est particulièrement rapide. Or l'évolution de la technique commande celle de la tactique et de l'emploi des forces. Napoléon disait: il faut changer de tactique tous les dix ans. Avec les armes modernes et surtout avec les progrès de l'aviation, ce délai est devenu trop long. Le rôle du Ministre de l'Air était d'obliger ses militaires et ses techniciens à marcher de l'avant et à modifier leurs méthodes, leur organisation, leurs procédés. Mieux valait risquer de se tromper en avançant qu'en restant à la remorque de la nouveauté. Le rôle du Ministre de l'Air était de pousser constamment son état-major dans des voies nouvelles, il était d'obliger l'armée de l'air à se renouveler et à se rajeunir.

Voilà quels étaient les principaux devoirs du Ministre de l'Air.

Cela dit, j'en arrive à la troisième partie de mes explications. Il s'agit de savoir comment j'ai tenu l'emploi de Ministre de l'Air et quelle a été, non pas dans le détail, mais dans les grandes lignes, mon action à la tête du Ministère de l'Air.

 

TROISIÈME PARTIE

Cette troisième partie nous retiendra plus longtemps que les autres, et pour rendre plus claires mes explications, je me propose de les diviser. Mais, avant de le faire, je voudrais délimiter l'examen que nous allons faire.

J'ai été Ministre de l'Air au cours de deux périodes; de janvier 1933 au 6 février 1934, puis de juin 1936 à janvier 1938. Votre enquête portant sur la préparation de la guerre, je pense que ce qui vous préoccupe ce n'est pas la période 1933-1934, mais bien la période 1936-1937. Voilà donc une première limite à notre étude.

D'autre part, le Ministre de l'Air n'est pas que le Ministre de l'armée de l'Air. Il a, ou plutôt il avait, avant la guerre, la charge de l'aviation commerciale. Je me suis beaucoup occupé de l'aviation commerciale; en particulier. j'ai substitué une seule Compagnie nationale, la Compagnie Air-France, aux cinq ou six sociétés qui exploitaient jadis nos lignes, et je crois que j'ai eu raison de le faire. Mais l'activité que j'ai déployée dans ce domaine et dans quelques autres, n'a rien à voir avec la préparation de l'armée de l'air. Ici encore nous ne franchirons pas la limite.

Je vous parlerai donc uniquement de ce que j'ai fait en 1936 et 1937 pour mettre notre armée de l'air en mesure de jouer son rôle, si notre pays était attaqué par l'Allemagne hitlérienne. Pour ce faire, le mieux est de reprendre les trois questions que nous avons posées. Dans ces trois directions, la préparation de la coalition la plus conforme aux intérêts de la France, le développement national de la part faite à l'aviation dans notre défense nationale, enfin l'effort à faire pour rajeunir l'esprit et les méthodes de notre armée et pour mieux organiser l'industrie aéronautique, dans ces trois directions, dis-je, quelle fut mon action? Voilà ce qu'il nous faut examiner. Cet examen me permettra, non seulement de contribuer à votre information, mais aussi de répondre aux accusations portées contre moi, par le Gouvernement de Vichy, devant la Cour de Riom et le fameux Conseil de justice politique de Pétain. J'ai, en effet, l'honneur d'avoir été jugé coupable par ce conseil, qui s'arrogeait le droit de juger les gens sans même leur demander de s'expliquer.

 

Première question : La sécurité collective.

Première question : dans quelle mesure ai-je signalé au Gouvernement la nécessité où nous étions de préparer une coalition défensive, comprenant notamment l'Union Soviétique et la Tchécoslovaquie ?

Messieurs, mes efforts, à ce point de vue, sont tellement connus que je m'en voudrais d'insister. Chacun le sait, j'ai été un des champions de l'entente franco-soviétique, notamment dans le domaine aérien. En septembre 1933, je m'étais rendu en U. R. S. S. à la tête

 

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d'une mission de militaires et de techniciens du Ministère de l'Air. Mes collaborateurs et moi avions pu. apprécier la valeur de l'aviation soviétique et la capacité de production des usines soviétiques. En ce temps-là, peu de personnes au sein de l'état-major français croyaient à la valeur de cette aviation et à la puissance de ces usines. Je me souviens de l'étonnement provoqué par les déclarations faites à la presse, à son retour de Moscou, par M. Caquot, alors directeur général au Ministère de l'Air. M. Caquot, qui est un grand savant et qui n'a rien d'un communiste, avait indiqué nettement que la seule puissance dont la capacité de production dépasserait, dans le proche avenir, celle de l'Allemagne était l'Union Soviétique. J'avais rapporté de Moscou des propositions qui furent un peu à l'origine du pacte franco-soviétique. Mais je dois me borner à relater mon action en 1936 et 1937.

Il faut croire que cette action était efficace et s'exerçait dans le sens de l'intérêt national puisqu'elle m'a valu la colère et les attaques d'Hitler. Dans les deux discours qu'il a prononcés pendant la crise de septembre 1938, celle qui devait aboutir à Munich, Hitler m'a violemment pris à partie. Il m'a reproché d'avoir voulu unir dans une action commune la France, l'Union Soviétique et la Tchécoslovaquie. Mon crime était, selon lui, d'avoir voulu utiliser la Tchécoslovaquie pour permettre à l'aviation française et à l'aviation soviétique d'agir de concert.

Hitler avait raison. J'ai tout fait pour développer la collaboration franco-soviétique, ou plus exactement franco-tchéco-soviétique, dans le domaine aérien. Sans entrer dans le détail, laissez-moi indiquer dans quelles directions j'ai travaillé.

En premier lieu, dans le cadre très général du Pacte franco-soviétique, qui était simplement un pacte politique, je me suis efforcé d'établir des liens cordiaux et confiants entre l'aviation française et l'aviation soviétique. Des missions militaires et des missions techniques ont été échangées. Des échanges de renseignements ont été organisés, sur le plan militaire et sur le plan technique.

Sans entrer dans le détail, j'indique que cette collaboration a permis d'organiser nos premières unités de parachutistes. Car ce sont les Soviétiques qui sont les inventeurs des unités parachutistes. En 1936, ils étaient les seuls à posséder de telles unités. Nous les avons imités. Nous avons eu des unités de parachutistes bien avant les Allemands et je suis fier de l'initiative que j'ai prise dans ce domaine. Vous vous rappelez peut-être les sarcasmes et les railleries avec lesquelles on a accueilli mon initiative. Hélas, les généraux français répugnent presque toujours à la nouveauté. C'est tellement vrai qu'après mon départ du Ministère de l'Air, au lieu de développer nos unités de parachutistes qui avaient été magnifiquement organisées par un officier de grande valeur, le commandant Geille, on les a mises en sommeil. Et quand la guerre est venue, on les a dissoutes ! Mais leur création et leur organisation furent un des effets de la politique de collaboration avec l'aviation soviétique.

Le développement de cette politique n'a d'ailleurs pas été aussi complet que je l'aurais souhaité. C'était l'intérêt commun de la France et de l'Union Soviétique de pratiquer une large politique d'échanges. C'était même surtout l'intérêt de la France, pour la simple raison que les laboratoires soviétiques étaient beaucoup mieux équipés que les nôtres. Mais en matière militaire, comme en matière diplomatique, on ne peut pas s'attendre à recevoir si l'on n'est pas prêt à donner. Or, vous vous en souvenez peut-être, je fus violemment prisà partie, à la Chambre des Députés, par un député de la droite, parce que j'avais envisagé, au cours de cette politique générale de collaboration franco-soviétique, de céder à l'Union Soviétique la licence d'un certain canon, d'origine suisse, qui était alors une nouveauté.

Nous avions avantage à céder cette licence qui intéressait le Gouvernement Soviétique et à recevoir, en échange, ce qui nous intéressait. D'autant plus que le Gouvernement Soviétique étant résolument engagé à cette époque - 1936, deux ans avant Munich — dans une politique de résistance au fascisme et à l'hitlérisme. Tout ce qui pouvait fortifier son armée affaiblissait, par là même, Hitler. Enfin, la livraison de ce fameux canon était d'autant plus naturelle, qu'il était en quelque sorte un accessoire d'un certain moteur Hispano- Suiza dont nous avions cédé la licence au Gouvernement Soviétique, lorsque le général

 

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Denain était Ministre de l'Air. Il s'agissait d'un canon destiné à être monté sur ce moteur. Malgré cela, certains patriotes français à courte vue firent tout ce qu'ils pouvaient pour faire obstacle à cette politique.

Voilà pour les efforts déployés dans le cadre du pacte qui nous liait à l'Union Soviétique.

Je n'ai pas borné mon action à cela. J'ai constamment demandé aux Gouvernements dont je faisais partie, de compléter le pacte franco-soviétique par une alliance militaire franco-soviétique. Je pense qu'il est à peine besoin d'indiquer que, dans mon esprit, il s'agissait seulement d'une alliance défensive, devant s'insérer dans le cadre de la sécurité collective. J'ai échoué. Je ne dis pas qu'on a eu tort ou raison de ne pas accepter mes suggestions. Je constate simplement que j'ai échoué. Mais je considère que c'était mon devoir de Ministre de l'Air d'indiquer au Gouvernement tous les avantages que notre armée de l'Air pourrait retirer d'une telle alliance, si notre pays se trouvait entraîné dans la guerre.

Ayant essuyé un refus, j'ai alors demandé au Président du Conseil, qui était M. Léon Blum, la permission de m'adresser à nos amis tchèques et d'organiser, par leur entremise, une collaboration franco-soviétique. Il était évident que si nous renforcions nos liens et nos accords avec la Tchécoslovaquie, et si la Tchécoslovaquie renforçait ses accords avec  l'U.R..S.S., le bloc France, Tchécoslovaquie, Union Soviétique serait lui-même renforcé,  et la guerre de coalition défensive serait mieux préparée. Ici, j'ai eu plus de succès. M. Léon Blum m'a donné l'autorisation de me mettre en rapport avec M. le Président Benès. Celui-ci envoya à Paris un de ses collaborateurs les plus intimes, M. Rybka, aujourd'hui Ministre du Commerce. La collaboration entre la France et la Tchécoslovaquie se développa à la suite de nos entretiens, Si vous me permettez une expression familière, je réussis « par la bande » ce que je n'avais pu atteindre directement.

Pour apprécier l'importance de ces efforts, il faut ne pas oublier qu'ils s'accomplissaient, non pas à la veille de la guerre, mais en 1936 et 1937. Nous n'avions pas, en ce temps-là, un besoin urgent d'accords d'Etat-major précis et détaillés avec l'Union Soviétique. Il fallait créer un climat favorable à la collaboration des aviateurs français, tchèques – et soviétiques. Il fallait, en particulier que les aviateurs français et soviétiques puissent utiliser les bases aériennes de Tchécoslovaquie. Ce fut réalisé. Cette œuvre était très importante et  Hitler ne s'y est pas trompé quand il l'a dénoncée publiquement à la veille de Munich. Le témoignage qu'il m'a donné, à ce moment, montre que j'avais travaillé dans la bonne voie.

J'ajoute que je n'entendais pas seulement travailler avec nos amis de l'Est. Je me suis efforcé d'organiser la collaboration de l'aviation française et britannique. C'est à ma demande que les premiers contacts furent établis. En 1937, je suis allé à Londres avec notre chef d'état-major, le général Féquant, et tandis que j'examinais l'aspect politique du problème avec le Ministre britannique Lord Swinton, le général Féquant examinait son aspect militaire avec son collègue anglais. Nos amis britanniques étaient un peu réticents, mais nous avons obtenu que des conversations se poursuivent entre les états-majors. Ici encore, il n'était pas question d'une alliance formelle mais d'une prise de contact, permettant d'envisager en commun la coalition qui devait se former contre les agresseurs allemands.

Enfin je ne veux pas quitter ce domaine sans dire un mot de mon action en faveur de la République espagnole. Je le ferai pour deux raisons: d'abord parce que ce fut un des principaux griefs formulés contré moi par le Gouvernement de Vichy; ensuite parce que la défense de la République espagnole me paraissait alors comme un des éléments de cette sécurité collective, qui était, selon moi, le meilleur atout de la France.

J'ai considéré, en 1936, et je considère encore aujourd'hui à la lumière des événements, que le devoir et l'intérêt de la France étaient d'aider l'Espagne républicaine. J'ai considéré et je considère encore que les risques qu'on aurait dû prendre à ce moment-là auraient été largement compensés parles avantages que nous en aurions retirés. Nous avons reculé devant le risque de guerre, et pour ne pas courir ce risque, nous avons refusé au Gouvernement régulier de l'Espagne le droit d'acheter chez nous ou de faire transiter par notre pays les

 

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armes dont il avait besoin pour mater la rébellion fasciste. Or les révélations faites à Nuremberg, les documents et les études publiés depuis la guerre, démontrent qu'en 1936 et 1937 l'Allemagne et l'Italie n'étaient pas en état d'affronter un conflit international qui les eût opposées à la France et à l'Union Soviétique sans parler des autres nations qui se seraient trouvées entraînées dans le conflit. Plus j'y songe, plus je pense que nous avons perdu la première bataille de la guerre mondiale en Espagne, en laissant écraser la République espagnole, et plus je pense que nous avons perdu la bataille décisive à Munich, quand nous avons, en abandonnant la Tchécoslovaquie, transformé un rapport de forces qui nous était favorable — je me suis expliqué sur ce point — en un rapport de forces qui nous était défavorable.

J'ai donc aidé de mon mieux les Républicains espagnols et j'ai demandé au Gouvernement de ne pas les abandonner. Au début de la guerre ci Espagne, nous n'avions pas encore les mains liées par la politique de soi-disant non intervention. J'ai profité de cette liberté, en accord avec le Gouvernement Blum, pour envoyer aux Républicains espagnols tous les avions dont je pouvais disposer — c'est-à-dire les avions qui n'étaient pas affectés à notre propre armée de l'Air. Ce n'était pas beaucoup, ce n'était pas assez, mais c'était tout ce que nous pouvions faire. Et je reconnais volontiers que par la suite, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour utiliser les faibles droits que nous nous étions réservés et pour continuer à secourir ceux qui luttaient contre nos adversaires communs, les fascistes italiens et les troupes d'Hitler. Si c'est être coupable que d'avoir aidé les Républicains espagnols, alors je suis coupable et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas l'avoir été davantage encore. Je le déclare, j'ai envoyé des avions à l'Espagne républicaine. Je le répète, je regrette de ne pas en avoir envoyé plus.

Voilà, Messieurs, ce que j'ai fait pour l'organisation de la sécurité collective et la préparation de la coalition qui nous aurait permis de résister aux forces allemandes. Je n'ai pas l'intention de critiquer l'action de mes prédécesseurs ou de mes successeurs. Mais je  pense sincèrement qu'aucun Ministre de l'Air n'a fait plus que moi pour organiser cette coalition, pour en préparer les conditions, le climat et les instruments d'exécution. Je pense, que si nous avions poursuivi dans cette voie, nous n'aurions pas eula guerre, ou que si nous avions eu la guerre, nous n'aurions pas été vaincus.

En tous cas, et quelles que soient vos opinions sur ces problèmes, n'oubliez pas que mon action s'est déroulée en 1936 et 1937. En ce temps-là, nous étions liés par des accords politiques avec la Tchécoslovaquie et l'Union Soviétique. La politique générale de la France s'insérait dans le cadre de la sécurité collective que nous nous efforcions d'organiser. Dans cette situation, le devoir du Ministre de l'Air était double. D'une part, il devait resserrer nos liens avec ceux qui se trouvaient du même côté de la barricade que nous. D'autre part, il devait signaler au Gouvernement que la seule guerre que nous pouvions envisager était une guerre de coalition, et que, dans cette guerre de coalition, il était vital pour nous d'avoir le concours de la Tchécoslovaquie et de l'Union Soviétique. Il devait dire que les plus grands déboires nous attendaient si nous pratiquions une politique qui nous éloignât de l'Union Soviétique. Voilà quel était son devoir le plus important. Ce devoir, j'ai conscience de l'avoir accompli.

 

Seconde question: La part de l'armée de l'Air dans la défense nationale.

J'aborde la seconde question: quels efforts ai-je fait pour accroître la part réservée à l'armée de l'Air dans la défense nationale française ?

La responsabilité que j'aurais pu encourir, sur ce point, serait une responsabilité indirecte, puisque je n'étais pas Ministre de la Défense nationale. Les ressources consacrées à la Défense nationale étant limitées, en hommes, en crédit, en usines, en main-d’œuvre, etc., le développement de l'armée de l'Air ne pouvait guère se faire qu'au détriment des autres armées, ou par prélèvements sur les secteurs civils de la production. Ces prélèvements et ces affectations prioritaires étaient évidemment des questions qui dépassaient ma compétence.

 

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Mais vous avez le droit de vous demander quels furent mes efforts pour obtenir des autorités compétentes la mise en chantier de programmes et de plans permettant d'accroître la puissance de notre armée de l'Air.

Je vais donc dire ce que j'ai fait. J'ai fait de grands efforts. Certains ont abouti, d'autres ont échoué. Je ne dis pas qu'on ait eu tort ou raison de rejeter certaines de mes demandes; c'est un problème que je n'ai pas à examiner. Je me bornerai à exposer les faits. Et d'abord quelle était la situation de l'armée de l'Air quand je suis arrivé au Ministère en juin 1936 ?

La situation était suivante. Le plan de l'armée de l'Air avait été établi par un de mes prédécesseurs, le général Denain. Ce plan avait été approuvé par toutes les autorités militaires, Conseil Supérieur de l'Air, Conseil Supérieur de la Défense nationale, Haut Comité militaire, etc. Il avait été également approuvé par le Gouvernement et le Parlement.

C'était ce qu'on appelait le Plan I.

Le plan I comportait une armée de l'Air, ou plutôt prévoyait la formation d'une armée de l'Air forte de mille avions de combat en ligne et deux cents en réserve, soit, au total, 1.200 avions de combat. De plus, l'Etat-Major avait obtenu du Parlement une loi qui fut votée, je crois bien, en juin ou juillet 1936 et qui prescrivait le renouvellement quinquennal de ce matériel. Les programmes de construction et d'armement étaient fondés sur ce plan. Les programmes devaient donc assurer la construction de 1.200 avions divisés par 5, soit 240 avions de combat par an. Si vous majorez ces chiffres pour tenir compte des avions accidentés et irréparables, mettons 250 à 300 avions de combat par an.

C'était fort peu de chose. Je dois dire, à la décharge du général Denain, que son plan avait été établi en 1935, avant la remilitarisation de la Rhénanie. Quoi qu'il en soit, c'était le Plan 1 qui était la charte de l'armée de l'Air, en juin 1936. Nous étions liés par ce plan et ni l'Etat-Major de la Défense nationale, ni l'Etat-Major de l'armée 'de l'Air ne le trouvaient insuffisant.

Deux mois après mon arrivée au Ministère de l'Air, un nouveau plan, le plan II, fut adopté. Ce plan fut adopté par le Gouvernement au début de septembre 1936, lors du fameux Conseil des Ministres qui se tint à Rambouillet et qui prescrivit le renforcement de notre défense nationale. Le plan II avait d'ailleurs été étudié, dans ses grandes lignes, par l'Etat-Major de l'armée de l'Air, avant mon arrivée au ministère, mais il n'était jamais sorti des cartons de l'Etat-Major.

Ici encore, je me garderai bien d'entrer dans le détail. Il suffit que vous sachiez que le plan II comportait, en pratique, un doublement de notre force aérienne. Au lieu de 1.000 avions en ligne et 200 en réserve, il prévoyait 1.500 avions en ligne et 900 en réserve, soit 2.400 avions « armés et équipés». On avait trouvé que le nombre. des avions en réserve était beaucoup trop faible et l'on avait surtout fait porter l'augmentation sur le poste « réserve ».

Doubler la puissance et le matériel d'une armée, c'est évidemment une chose importante. Cela ne suppose pas seulement une augmentation de la production, mais un accroissement des effectifs, des installations, une organisation nouvelle, etc. Tout cela se traduit par des crédits. A Rambouillet, j'ai obtenu l'accord du Conseil des Ministres et les crédits nécessaires à la mise en chantier du Plan II.

 Mais très rapidement je suis arrivé à la conclusion que ce plan lui-même était insuffisant. En présence de l'effort allemand, je considérais que nous devions tâcher de faire plus.. J'étais également préoccupé, à cette époque, de l'insuffisance et de la mauvaise organisation de notre défense antiaérienne que j'avais vu fonctionner au cours de l'été en Lorraine et dans la région de Toulon. En même temps que l'on mettait en chantier le Plan II, je demandais à l'état-major d'étudier un nouveau renforcement de notre défense aérienne. L'état major établit deux plans, le plan III et le plan IV. L'un de ces plans avait trait à la protection antiaérienne, l'autre au développement de l'armée de l'air. En gros, le plan IV prévoyait la construction, non plus de 2.400 avions, première ligne et réserves comprises, mais d'une flotte de ligne de 2.400 avions de combat, assorti de réserves importantes.

 

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On ne peut pas accuser de négligence le Ministère de l'Air ou le Ministre de l'Air, puisque le 21 décembre 1936 ces nouveaux plans étaient envoyés au Secrétariat de la Défense nationale et communiqués aux Ministères de la Guerre et de la Marine. Il fallait évidemment les soumettre au Conseil supérieur de la Défense nationale. Pourquoi? Pour la simple raison qu'on ne pouvait les mettre en application sans modifier l'ensemble de notre défense nationale. Le plan. III prévoyait une réorganisation complète de notre défense antiaérienne, qui dépendait alors à la fois du Ministre de la Guerre (artillerie antiaérienne, réseau de surveillance, etc.) et du Ministère de l'Air. Quant au plan IV, il supposait l'affectation à l'armée de l'air, de nouveaux effectifs d'officiers, de sous-officiers et d'hommes de troupe. En bref, l'adoption de ces plans devait s'intégrer dans une organisation nouvelle de la Défense nationale.

Quel fut le sort de ces plans? Ils furent étudiée, je l'espère avec soin, parle Secrétariat de la Défense nationale, par le maréchal Pétain et son état major et par les états-majors de la Guerre et de la Marine. Ces hautes autorités militaires conclurent au rejet ou à l'ajournement sine die de ces plans. Le 15 février 1937, le Haut Comité militaire décidait — je cite les paroles mêmes de la décision — «qu'il n'y avait pas lieu de modifier ou d'étendre actuellement le plan d'accroissement de l'armée de l'air ».

Ainsi, en février 1937, les plus hautes autorités militaires françaises ont refusé tout plan de modification ou d'extension de l'armée de l'air. Les plans III et IV étaient peut-être imparfaits, mais on pouvait les modifier. Ce qui est grave, c'est de les avoir rejetés en bloc, en disant: le plan II est bien suffisant. On n'a plus jamais entendu parler des plans III et IV. En 1938, M. Guy La Chambre fut plus heureux que moi. Il obtint l'approbation d'un nouveau plan, le plan V, qui ressemblait beaucoup, dans ses grandes lignes, au plan IV. Je pense que les efforts que j'avais poursuivis, depuis le rejet des plans III et IV jusqu'à mon départ du Ministère de l'Air, ont contribué à l'adoption du plan V. C'est un point sur lequel nous allons revenir. Mais ce que je veux noter fortement, c'est que si l'on avait adopté les plans proposés en décembre 1936, on aurait gagné environ un an et demi, et la France aurait abordé la lutte dans de meilleures conditions.

Les plans III et IV étant rejetés, j'ai essayé de hâter la mise en œuvre du plan II. J'ai recruté le personnel, passé les commandes, etc. Tout cela est évidemment un long processus. Mais il est arrivé ceci: les premiers crédits nécessaires à la mise en œuvre du plan II avaient été accordés, alors que M. Vincent Auriol était Ministre des Finances. Mais, en 1937, M. Georges Bonnet étant Ministre des Finances réduisit les crédits. Pendant la période où je fus Ministre de l'Air, mes demandes furent réduites de 1 milliard 300 millions pour les crédits d'engagement et de 1 milliard 900 millions pour les crédits de paiement. A l'heure actuelle, ces chiffres paraissent peu importants. Mais à cette époque, ils étaient considérables; vous pourrez vous en rendre compte en sachant que l'ensemble des crédits pour matériels de série ne dépassaient pas 1 milliard par an.

Ainsi, d'une part, l'autorité militaire estimait qu'il n'y avait pas lieu « détendre ou de modifier le plan d'accroissement de l'armée de l'air », et d'un autre côté le Ministre des Finances ne nous accordait même pas les crédits nécessaires à l'exécution du plan II. J'ajoute qu'à la même époque, mes adversaires politiques avaient déclenché contre moi une vive campagne, me reprochant tout à la fois mes soi-disant tractations avec l'Union soviétique, mon appui aux Républicains espagnols et l'insuffisant développement de nos forces aériennes.

 Ce qui me préoccupait, ce n'était passes attaques de la presse fasciste ou profasciste, ou les interpellations des admirateurs de Franco, c'était l'insuffisance de notre effort aérien en présence de l'effort allemand. L'Allemagne, en effet, accordait relativement plus d'importance que nous à l'aviation et moins à la marine, dans son effort militaire général. N'étant pas parvenu à décider le Gouvernement à renforcer ses liens avec l'Union soviétique, ni à  faire adopter de nouveaux plans pour l'armée de l'air, me rendant compte que mes démarches verbales étaient vouées à l'échec, j'adressais, le 6 décembre 1937, exactement un an après la. présentation des plans III et IV, un rapport au Président du Conseil. Dans ce

 

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rapport, je rappelais mes vains efforts. J'indiquais que (je cite les termes mêmes que j'employais alors) « la part faite à l'aviation dans l'ensemble de notre défense nationale était trop réduite» et que « le budget de l'armée française de l'air représentait 22 % du'  budget de la Défense nationale, alors que le budget de l'air britannique représentait 34 % ». Je demandais qu'on mit à la disposition du Ministère de l'Air de 11 à 13 milliards de crédits supplémentaires, pouvant être engagés immédiatement et devant être dépensés en trois ans. Je lançais cet avertissement: « Notre responsabilité serait gravement engagée si nous ne nous acheminions pas dans cette voie. Si l'on continue à traiter l'armée de l'air en parente pauvre, elle ne pourra pas accomplir l'effort que vous jugez souhaitable et le réveil risque d'être terrible ».

Je ne pouvais faire davantage. Le Président du Conseil fut un peu choqué du tour de ma lettre. Il me convoqua et me dit: « Attendez encore un peu. Le Parlement discute le budget. Ne compromettez pas notre équilibre financier. Je vous promets que, dès le début de 1938, vous aurez vos crédits supplémentaires. »

Malgré cela je continuais à réclamer. Quelques jours plus tard, la situation devenant plus tendue dans le bassin de la Méditerranée je demandais la constitution d'une force aérienne de 24 escadrilles affectée à l'Afrique du Nord. Cette demande venait en supplément de mes demandes précédentes. Je n'obtins aucune réponse. Puis le mois de janvier arriva. Le Cabinet Chautemps fut renversé et je quittai le ministère de l'Air, laissant derrière moi mes plans d'extension rejetés par l'autorité militaire, mes demandes de crédits refoulées par le Ministre des Finances et mes projets d'alliance aérienne avec l'Union Soviétique mis à l'écart parle Gouvernement.

Tels ont été mes efforts pour faire accroître la part de l'aviation dans l'ensemble de notre défense nationale.

Certains m'ont dit, depuis: vous auriez dû démissionner. Messieurs, de tels conseils, donnés après coup, rappellent un peu l'esprit de l'escalier. Pour apprécier des événements  il faut se reporter à l'époque à laquelle ils se sont produits. C'était avant la guerre une chose très grave pour un Ministre que donner sa démission. Si j'avais démissionné, étant donné l'état d'esprit de nos grands chefs militaires, je ne me fais pas d'illusion, la situation n'aurait pas été modifiée; j'aurais donné un coup d'épée dans l'eau.

En fait, je me suis posé avec certains de mes collaborateurs la question de savoir si je devais démissionner. Mais c'est à propos de notre politique officielle à l'égard de la République espagnole que je me suis posé sérieusement la question. Je ne me la suis pas posée le jour où les plans III et IV ont été rejetés. Pourquoi? Pour la simple raison qu'il n'y avait pas alors péril en la demeure. Nous étions en 1937. Le pacte franco-soviétique avait alors toute sa valeur; nous pouvions, sans difficulté, conclure un accord militaire avec l'Union soviétique qui nous le demandait; les accords de Munich n'avaient pas encore modifié la balance des forces politiques et industrielles en Europe. La guerre n'était pas inévitable et la conjoncture politique ne nous était pas défavorable. Si l'Allemagne avait déclenché une guerre européenne alors que j'étais ministre de l'Air, elle se fût heurtée à une puissante coalition de forces aériennes et militaires; aucun esprit sérieux ne peut avoir de doute à ce sujet. C'est seulement à la fin de l'année 1937 que j'ai poussé un cri d'alarme et menacé de m'en aller; mon rapport au Président Chautemps montre clairement quel était alors mon état d'esprit.

En conclusion, je puis affirmer que si l'on avait fait droit à mes demandes, l'armée de l'Air aurait été plus forte, quand elle a dû faire face à l'envahisseur. Mais surtout je puis affirmer que si l'on avait suivi mes propositions relatives aux accords avec l'Union Soviétique, si l'on ne s'était pas engagé, en 1938, dans la voie qui nous a conduits à Munich, si Georges Bonnet avait traité avec l'Union Soviétique, au lieu de s'entendre avec Ribbentrop, nous aurions probablement évité la guerre et certainement la défaite. Lorsque, dans l'avenir, les historiens examineront cette période de l'histoire européenne, ils n'auront pas de doute à ce sujet.

 

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Troisième question; le rajeunissement de l'armée de l'Air.

Reste à examiner la troisième question/celle qui nous retiendra le plus longtemps: quel parti ai-je tiré des moyens qui m'étaient accordés? En d'autres termes, comment ai-je géré le ministère de l'Air? Pour des raisons de clarté, nous examinerons deux aspects de cette question: l'aspect militaire et l'aspect industriel. Quelle impulsion ai-je essayé de donner à l'armée de l'Air? Qu'ai-je fait pour améliorer et développer notre production aéronautique ?

Premier point: quelle impulsion ai-je essayé de donner à l'armée de l'Air?

Eh bien, j'ai d'abord essayé de rajeunir le commandement, la pensée et les cadres de l'armée de l'Air.

Quand je suis arrivé au ministère de l'Air en 1936, le chef d'Etat-Major était le général Pujô. C'était un homme honorable, respectable, mais c'était incontestablement le représentant de ce qu'on peut appeler les vieilles idées, les vieilles formules. Il avait fait toute sa carrière à la tête de l'Aviation de coopération. C'était un ami du maréchal Pétain, qui l'a choisi, en juin 1940, comme premier ministre de l'Air. Ses conceptions générales en matière d'emploi de l'aéronautique, étaient à peu près celles qu'a exposées Pétain dans sa préface au livre du général Chauvineau, à savoir que l'aviation ne devait pas participer directement à la bataille terrestre, ne devait pas s'engager dans la' bataille proprement dite. Le général Pujo avait été nommé chef d'Etat-Major en 1935 et, en février 1936,la Revue de fermée de l'Air écrivait, sous la signature du capitaine de réserve Pierre Etienne, dans le  seul article de doctrine publié à cette époque, article intitulé « La doctrine officielle de l'Aviation militaire française »: « Malgré le renouvellement des matériels et l'amélioration  des caractéristiques, on a strictement (le mot strictement est souligné dans le texte) conservé les mêmes idées d'emploi qu'il y a bientôt vingt ans. »

Il fallait donc pousser le commandement dans des voies nouvelles, l'obliger à se dégager de ce qui a toujours été le grand mal du commandement français: l'esprit conservateur,  l'esprit de routine. Il fallait rajeunir la pensée et les cadres supérieurs de l'Armée de l'Air.

Pour y parvenir, j'ai utilisé une disposition qui se trouvait dans la loi et j'ai abaissé la limite d'âge de trois ans. Cette mesure a provoqué l'afflux, à la tête de l'armée de l'air, d'hommes plus jeunes, non seulement par l'âge mais par les idées. S'il est important, en effet, d'avoir à la tête d'une armée des généraux encore jeunes, il n'est pas moins important d'avoir, à la tête des escadres et des bureaux de l'état-major, des jeunes colonels et des jeunes commandants. On m'a reproché, à la Cour de Riom, d'avoir pris cette mesure. Le reproche est immérité. En abaissant la limite d'âge, nous aboutissions à avoir des généraux un petit peu plus jeunes que les Anglais et un petit peu plus vieux que les Allemands ou les Italiens. On ne peut donc pas dire que cette mesure ainsi prise avait un certain caractère scandaleux. Toutes les armées du monde qui ont été commandées par des chefs jeunes ont battu les armées commandées par des chefs plus vieux.

Mais il ne suffisait pas d'avoir des chefs plus jeunes. Il fallait les obliger à penser de  façon plus jeune que leurs prédécesseurs, à avoir des conceptions plus modernes. Ici mon rôle était plus délicat, car il n'appartient évidemment pas au Ministre de se substituer aux chefs de l'armée. J'ai procédé de la façon suivante:

D'une part, j'ai créé l'enseignement supérieur de l'armée de l'air. Peut-être, est-ce parce que je suis un ancien universitaire égaré dans la politique, mais j'ai toujours attaché beaucoup d'importance aux problèmes d'enseignement et- de formation intellectuelle ; c'est moi, en 1933, qui avais créé l'Ecole de l'air, pour la formation des futurs officiers. En 1936, il n'y avait pas d'école de guerre aérienne. Les officiers de l'armée de l'air qui voulaient préparer le brevet d'état-major suivaient les cours de l'Ecole de guerre de l'armée de terre. De même, il n'y avait pas de centre des hautes études militaires — ce qu'on appelle C. H. E. M. — pour les officiers supérieurs de l'armée de l'air. Le haut enseignement de la pensée militaire était réservé au Ministère de la Guerre. Le résultat est que les officiers

 

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supérieurs de l'armée de l'air avaient tendance à négliger l'étude des méthodes de guerre moderne et à se concentrer sur les problèmes classiques de la collaboration entre l'aviation et l'armée de terre ou la marine.

Nous avons donc organisé, en 1936 ou 1937, une école de guerre aérienne et un centre des hautes études militaires aériennes. Ce fut le premier moyen que j'utilisais pour essayer de moderniser la formation de nos cadres.

En second, lieu, j'ai fait faire des expériences, afin de pouvoir introduire dans notre armée de l'air les méthodes et les techniques modernes qui existaient alors dans d'autres armées. J'ai déjà dit les conditions dans lesquelles avaient été créées les premières unités de parachutistes, A la même époque, des expériences systématiques de bombardement en piqué ont été faites, notamment par les formations aériennes qui travaillaient avec la marine, et nous avons fait équiper deux groupes d'avions d'assaut. Si vous consultez les discours que j'ai prononcés à la tribune de la Chambre des Députés en février 1937 et en décembre 1937, vous verrez que je préconisais, dès cette époque, la constitution d'une aviation d'assaut, capable de participer à la bataille terrestre. J'ai été le premier et, je crois, le seul Ministre de l'Air français à recommander qu'on utilisât l'aviation d'assaut. Le plan IV, qui porte ma signature, comportait une aviation d'assaut. Malheureusement, il en a été de l'aviation d'assaut comme des formations de parachutistes; quand j'ai quitté le  Ministère de l'Air on l'a abandonnée. Le plan V, qui fut adopté en 1938 par nos chefs militaires, ne comportait pas d'aviation d'assaut, et nous sommes entrés en guerre sans aviation d'assaut et sans unités de parachutistes. Quand on sait le rôle joué par l'aviation d'assaut allemande, travaillant avec les colonnes motorisées et les chars, on doit conclure que si l'on avait continué dans la voie que j'avais indiquée, la guerre eût été mieux préparée et mieux conduite.

Voilà pour le rajeunissement des cadres et de la pensée militaire.

J'ajoute que nous n'avions pas seulement besoin de cadres plus jeunes et de chefs plus actifs. Avec la mise en application du plan II, qui augmentait de 30 % environ le nombre de nos formations et la préparation des plans III et IV, nous avions besoin d'officiers et de pilotes plus nombreux.

Nous avons recruté les nouveaux officiers en faisant un large appel aux réserves et en nommant sous-lieutenants de nombreux sous-officiers. Quant au recrutement des nouveaux pilotes, nous nous sommes efforcés d'élargir sa base par l'organisation de l'aviation populaire. Avant la création de l'aviation populaire, pour apprendre à piloter, il fallait être riche. Le résultat était que les aviateurs de réserve se recrutaient presque uniquement dans une certaine classe sociale. Le jeune ouvrier ne pouvait pas voler. Cela n'avait pas seulement des inconvénients sociaux. Cela nous empêchait d'avoir une base de recrutement suffisamment large. La création de l'aviation populaire a permis de remédier à ce mal. Un grand mouvement d'enthousiasme pour l'aviation et les choses de l'air a été suscité. La création de l'aviation populaire est une de celles dont je suis le plus fier. Malheureusement, là, encore, après mon départ, on n'a pas suivi la voie que j'avais tracée. On a voulu transformer l'aviation populaire en une simple organisation de préparation militaire. On a eu tort. L'aviation populaire devait servir à la préparation militaire, mais elle ne devait pas être que cela.

Si je vous ai parlé de l'aviation populaire, c'est aussi pour avoir l'occasion de rendre hommage à celui de mes collaborateurs qui s'est le plus occupé d'elle. J'ai nommé mon  chef de cabinet, mon ami Jean Moulin, créateur et premier président du Conseil national  de la Résistance. Permettez-moi de signaler aussi la part prise par Jean Moulin dans l'aide que nous avons apportée à l'Espagne républicaine.

C'est par toutes ces mesures que je me suis efforcé d'orienter l'armée de l'air vers des conceptions modernes et de lui infuser du sang nouveau. Je le répète, mon rôle n'était pas de me substituer à l'Etat-major. Ce qui fut fait, dans le domaine purement militaire, fut l'oeuvre de l'Etat-major. Mais, dans toute la mesure où j'ai pu le faire, j'ai essayé de faire sortir nos généraux de l'ornière et de la routine. Des chefs plus jeunes, une aviation d'assaut

 

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des formations de parachutistes, une aviation populaire permettant un recrutement plus  large, plus démocratique, du personnel navigant, je pense avoir le droit de demander qu'on porte tout cela au crédit de mon compte.

 

Réforme et développement de l’industrie aéronautique.

Et j'en arrive alors au second point que nous devons examiner: qu'ai-je fait pour améliorer  et développer notre production aéronautique?

Ici encore, pour pouvoir apprécier mon activité, vous devez partir de ce qui existait en juin 1936. Ce qui existait n'était guère satisfaisant.

Vous vous en souvenez, en juin 1936, le plan de l'armée de l'air était le plan I. Ce plan était en cours d'exécution. Il comportait une flotte de 1.000 avions en ligne et 200 en réserve et cette flotte devait se renouveler par cinquième. On avait discuté pour savoir si le renouvellement se ferait en quatre ou cinq ans. Mais vous pouvez de suite observer que  même si l'on avait adopté un rythme quadriennal — si j'ose dire — cela eût conduit à construire une moyenne de 300 à 350 avions de guerre par an, plus, si vous voulez, 150 ou 200 avions d'école, de servitude, etc. Telle était la perspective qui s'offrait à nos industriels. C'est sur le plan 1 qu'étaient basés les programmes et les prévisions de l'Etat-major et notre industrie aéronautique était évidemment adaptée à ce plan. La capacité des usines  d'aviation existant en 1936 était donc fort limitée.

D'autre part, ces usines étaient le plus souvent mal équipées. Il était fatal qu'elles le fussent. Les industriels, qui étaient des industriels privés, soumis à la loi du profit, n'étaient guère incités à faire de grands investissements puisque le plan de l'armée de l'air leur offrait la perspective d'un montant global de commandes correspondant, pour le proche avenir, à  300 avions de guerre par an. J'ajoute que les méthodes employées par l'Etat pour la passation  des marchés n'encourageaient pas les constructeurs à moderniser leurs procédés de  fabrication et à comprimer leurs coûts de fabrication. Pourquoi? Parce que les marchés  étaient établis de la façon suivante: on calculait le prix de revient; on majorait ce prix de revient de 10 %, pour le bénéfice de l'industriel, et l'on obtenait ainsi le prix à payer par l'Etat. Résultat : plus la construction coûtait cher, plus le bénéfice était élevé.

Un simple chiffre vous permettra de vous rendre compte du mauvais état de notre équipement industriel à cette époque. Quand on a nationalisé les usines d'aviation, dans des conditions sur lesquelles je vais m'expliquer, on a procédé à des expertises pour fixer la valeur des outillages acquis par l'Etat. Ces expertises ont montré que la valeur globale des outillages ne dépassait pas 60 millions de francs. Or, la nationalisation portait sur 85 % environ de l'industrie des cellules, c'est-à-dire sur des usines recevant environ quatre ou  cinq cents millions de commandes annuelles.

Enfin, l'industrie aéronautique était trop concentrée dans la région parisienne. Cette concentration exposait notre industrie à de graves dangers, en cas de guerre. Mes prédécesseurs et moi-même, en 1933, nous avions bien essayé d'inciter les constructeurs à décentraliser leurs usines. Mais nous n'avions que peu de moyens d'action sur eux et tous nos efforts n'avaient eu qu'un succès limité.

En bref, notre industrie aéronautique était mal organisée, insuffisamment équipée et * dangereusement concentrée. Si l'on excepte quelques grandes usines de cellules situées en province et les usines de moteurs de la région parisienne, on peut dire qu'elle avait à peine dépassé la phase artisanale. Nous avions certes des constructeurs, des ingénieurs et des techniciens de grande valeur, mais l'organisation industrielle était désuète. Ici encore, pour pouvoir développer notre aviation, il fallait rajeunir, moderniser, couper les branches mortes.

C'est à ce travail ingrat que je me suis attaché. C'était une oeuvre de longue haleine, qui ne pouvait donner des résultats rapides. Dans tous les pays du monde, en Allemagne,  en Angleterre, et même aux Etats-Unis, il a fallu plusieurs années pour réorganiser l'industrie  aéronautique. Dans les meilleures conditions, l'effort entrepris en 1936 et en 1937

 

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ne pouvait donner de résultats importants avant 1939 et même 1940. C'est M. Guy La Chambre qui devait récolter ce que j'avais semé, C'est parce que je connaissais le caractère implacable de ces délais que, dès la fin de 1936, j'avais proposé les plans III et IV qui nous auraient permis de consacrer, à l'aviation, une proportion plus grande de nos ressources financières et industrielles.

Comment m'y suis-je pris? Pour réorganiser l'industrie aéronautique, j'ai utilisé la loi votée par le Parlement sur la nationalisation des industries de guerre. Cette loi avait été votée presque à l'unanimité par la Chambre des Députés. Elle correspondait, à n'en pas douter, à la volonté du pays; les anciens combattants en particulier réclamaient la nationalisation  de ces industries. Ce n'était pas, comme l'a dit le Gouvernement de Vichy, une mesure dictée par l'esprit partisan, C'était l'application d'une réforme imposée par la  volonté du peuple français et conforme à l'intérêt national.

La nationalisation permettait, en effet, de réorganiser, dans son ensemble, l'industrie aéronautique. Elle rendait possible, à la fois, les regroupements, la décentralisation et la modernisation qui s'imposaient. Pour obtenir ce résultat, il fallait évidemment tenir compte des particularités de l'industrie aéronautique. On ne pouvait pas procéder comme à la Guerre ou à la Marine. La Guerre et la Marine avaient toujours possédé des arsenaux; elles avaient un .personnel d'ingénieurs de l'Etat et d'ouvriers d'Etat que le Ministère de  l'Air ne possédait pas. La situation était donc différente et nous ne pouvions pas songer à créer une industrie aéronautique gérée entièrement et directement par des fonctionnaires.

Qu'ai-je fait? J'ai créé un arsenal, à la tête duquel j'ai mis un ingénieur de grand talent, M. Vernisse, qui était, je crois bien, le seul ingénieur de l'Etat à avoir l'expérience  de la construction aéronautique. Mais je n'ai pas envisagé de concentrer toute notre industrie dans cet arsenal. L'arsenal devait surtout nous servir d'usine témoin, permettre  d'entraîner des ingénieurs de l'Etat et de procéder à certaines fabrications à propos desquelles le secret s'imposait tout particulièrement.

Le gros de la nationalisation s'est fait sous la forme des sociétés nationales. Ces sociétés ont été constituées dans les formes du droit privé, ce qui nous permettait d'avoir un régime plus souple et mieux approprié au but que nous poursuivions; chacun sait que les méthodes de la comptabilité publique conviennent mal aux nécessités industrielles. Pour constituer les sociétés nationales, nous avons racheté, à dire d'expert, les éléments d'actif des entreprises privées dont nous avions besoin et nous les avons apportés à des sociétés nouvelles, au sein desquelles l'Etat possédait la majorité. J'estime encore aujourd'hui que nous avons e-u raison de procéder ainsi.

La formation de plusieurs sociétés nationales nous permettait, en effet, d'établir une concurrence entre elles. Les dirigeants des sociétés, recevant un pourcentage sur les bénéfices réalisés, avaient un intérêt direct à la marche de l'affaire. D'autre part, ce procédé nous permettait d'engager et de rémunérer les constructeurs et les techniciens dont nous  avions besoin. La plupart de ces constructeurs et de ces techniciens auraient refusé de devenir fonctionnaires et se seraient dirigés vers d'autres branches de l'activité industrielle. Nous les aurions perdus. Au contraire, nous les avons gardés et nous avons pu faire un choix qui nous a permis d'embaucher les meilleurs. De même notre procédé permettait de faire un choix entre les usines, de développer les mieux équipées et de décentraliser l'industrie.

Nous avons ainsi formé cinq Sociétés nationales pour les cellules et une pour les moteurs. J'aurais voulu faire plus, notamment pour les moteurs. Je n'ai pas pu, faute de crédits. J'ai déjà indiqué que M. Vincent Auriol accordait au Ministère de l'Air les crédits dont il avait besoin, mais que M. Georges Bonnet ne les accordait pas toujours. Nous avions commencé par nationaliser des usines de cellules, parce que c'est là que l'effort de réorganisation était le plus nécessaire, les usines de moteur étant équipées et organisées de façon plus moderne. Cela vous explique pourquoi la nationalisation a été plus complète pour les  cellules que poulies moteurs.

J'indique, enfin, que même si j'avais eu tous les crédits dont j'avais besoin, je n'aurais

 

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pas nationalisé toutes les usines d'aviation. J'estimais que nous devions conserver un secteur privé, à côte du secteur nationalisé. Il était bon qu'on pût faire des comparaisons entre l'arsenal, les Sociétés nationales et les entreprises privées.

Tel était, dans ses grandes lignes, le nouveau régime. Je ne dis pas qu'il était parfait. Un nouveau régime n'est jamais parfait; il faut, sans cesse, le corriger et le mettre au point en tenant compte de l'expérience. Mais il était adapté aux réalités et, dans l'ensemble, je ne pense pas qu'il était possible d'en établir un meilleur, en partant de la nationalisation. Il faut bien croire qu'il était bon, puisque mes successeurs ne l'ont pas abandonné.

Voyons maintenant quels ont été les résultats de la réforme ainsi réalisée. c

J'aimerais, sur ce point, que vous demandiez leur avis aux techniciens — non pas, évidemment, aux industriels qui furent évincés par le nouveau régime et qui en ont gardé  quelque rancoeur — mais aux industriels qui ont connu les deux régimes, celui qui existait  avant la nationalisation et celui qui existait après la nationalisation, et aux fonctionnaires du Ministère de l'Air, notamment aux fonctionnaires du Corps de contrôle. Je pense que  tous vous diront que le nouveau régime était supérieur à l'ancien et qu'il a facilité le développement et la modernisation de l'industrie aéronautique. Au risque de prolonger un peu  mon audition, je voudrais indiquer les principaux avantages de la réforme que la nationalisation  a permis de faire.

En premier lieu, nous avons pu activer la décentralisation. Avant la nationalisation, 60 % des usines d'avions étaient situées à Paris ou dans la région parisienne et 40 % en province. A la fin de 1937, la proportion était renversée et nous avions 60 % en province et 40 % dans la région parisienne. Au début de la guerre, par application du plan établi  en 1937, 80 % des usines d'avions se trouvaient en province. On avait décentralisé 40 % de l'industrie des cellules en trois ans, alors qu'il avait fallu, sous le régime antérieur, cinq  années de luttes et d'efforts pour en décentraliser 15 %.

En second lieu, la nationalisation permit d'établir un « plan d'outillage et d'équipement » et de moderniser l'industrie. L'outillage des usines nationalisées représentait moins de 60 millions au moment où la nationalisation fut faite ; en 1937, les sociétés nationales commandaient pour 170 millions d'outillage; en 1938, elles en commandaient pour500 mil- - lions. Si l'on adopte un taux d'amortissement normal, on peut dire que l'outillage passa de 1 à 5 en trois ans.

En troisième lieu, la nationalisation permit d'exécuter un « plan d'extension de l'industrie aéronautique », Un plan complet, partant des approvisionnements en matières premières  et allant jusqu'aux accessoires, fut établi en 1937. C'est ce plan qui servit de base à mes demandes de crédits et à mon rapport de décembre 1937. Il fut appliqué, par étapes, en  1938 et 1939, tout au moins dans ses grandes lignes. Il comportait la création de grandes usines modernes réparties dans toute la France. Son exécution permit de quintupler notre  production, qui passa de 2.400 tonnes par an, en 1935-1936, à 11.000 tonnes par an à la veille de la guerre. Pendant la même période, le nombre des ouvriers passa de 20.000 à 60.000, soit une augmentation de main-d'oeuvre de 1 à 3, pour une augmentation de production et d'outillage de 1 à 5.

Quatrièmement, la nationalisation permit de freiner la hausse des prix et d'abréger les délais de fabrication. Le secteur nationalisé travailla mieux et à meilleur marché que le  secteur privé. Je vous donnerai un seul exemple. En 1937, des marchés, portant sur les mêmes types d'avions, furent passés avec la maison Renault et avec la Société nationale du  Centre. Les prix furent plus élevés de 20 % et les délais de livraison plus longs de 30 ou 40 % à la maison Renault.

Cinquièmement, la nationalisation donna d'aussi bons résultats au point de vue de la qualité. Elle nous permit de rattraper notre retard technique. Si l'on consulte l'ouvrage qui  fait autorité en la matière, le Jane's World Aircraft, on s'aperçoit que la technique française, en 1936, était en retard par rapport à la technique allemande ou à la technique américaine. Le retard était en moyenne de 15 % pour la chasse et de 20 % pour le bombardement  lourd et léger. Le résultat, c'est que nous avons été forcés de commander, en 1936 et 1937', des avions qui ne valaient pas ceux de nos adversaires. Nous avons lancé de nouveaux programmes et nos constructeurs ont étudié de nouveaux prototypes. Le résultat, c'est qu'à la veille de la guerre, le retard avait été rattrapé pour nos nouveaux modèles de bombardiers lourds et légers et réduit de 30 à 40 % pour nos nouveaux chasseurs. Le matériel construit en 1939 et 1940, sur les prototypes établis après la réforme opérée en 1937, valait le matériel allemand.

 

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Ici, voulez-vous me permettre d'ouvrir une parenthèse pour compléter une observation que je viens de faire. Certains ont parfois critiqué les types d'appareils qui avaient été commandés par l'armée de l'air en 1936 et 1937. Je voudrais très rapidement répondre à  ces critiques. D'une part, les matériels commandés aux constructeurs étaient choisis, non  par le Ministre, mais par des commissions comprenant des techniciens et des militaires. D'autre part et surtout, si l'on a commandé, en 1936 et 1937, des avions qui n'ont pas donné toute satisfaction aux utilisateurs, c'est que la politique des prototypes pratiquée en 1934 et 1935 n'avait pas été bonne. En 1936 et 1937, nous ne pouvions commander que les  prototypes conçus et réalisés en 1934 et 1935. Nous avons souffert d'un retard technique, en 1936, 1937 et même1938, pour la simple raison que l'état-major n'avait pas établi de  « programme» en 1934 et 1935. Dès 1936 cette lacune a été comblée et un nouveau programme a été préparé par l'état-major et les techniciens. Mais pour que les avions de ce nouveau programme aient pu être commandés en série, il a fallu que les prototypes soient étudiés et construits; dans tous les pays du monde, cela prend au moins deux ans. Ici encore, si vous voulez juger le travail fait au Ministère de l'Air en 1936 et 1937, c'est en 1939 qu'il faut vous placer. Et personne n'a jamais prétendu qu'en 1939 nous n'avions pas de bons prototypes à faire exécuter en série.

Enfin, et j'en aurai fini avec les effets de la réforme entreprise dans l'industrie aéronautique, la nationalisation facilita le règlement des difficultés sociales. Elle détendit les rapports entre patrons et ouvriers. En juin 1936, ces rapports étaient tellement mauvais que lorsque j'arrivai au Ministère de l'Air, toutes les usines étaient en grève et occupées  par les ouvriers. Telle était la situation que me léguait mon prédécesseur immédiat, Marcel Déat. Quelques jours plus tard, un nouveau contrat collectif était établi et le travail, reprenait partout. Pendant tout le temps où je suis resté au Ministère de l'Air, il n'y à pas eu un jour de grève dans les usines nationalisées. Il y a eu deux grèves, de courte durée, dans  deux usines du secteur privé, chez Renault à Paris et chez Latécoère, à Toulouse. Dans les deux cas, un arbitrage est intervenu et je dois ajouter que, dans les deux cas, les arbitres ont dû reconnaître que les torts étaient du côté des patrons.

Est-ce que cela veut dire que nous n'avons pas eu de difficultés et que l'industrie nationalisée n'a pas rencontré d'obstacles? Sûrement pas! Nous avons eu de grandes difficultés. Certains patrons, hostiles à la nationalisation et dont les usines étaient restées en dehors de la nationalisation, organisaient un véritable sabotage. Les banques ne nous accordaient pas les crédits dont nos sociétés nationales avaient besoin. Les fournisseurs de matières premières, notamment les sociétés qui contrôlaient la production de l'aluminium et les fabricants  'accessoires, ne respectaient pas les délais qu'ils avaient indiqués et ralentissaient ainsi tout le processus de la production. Nous avons dû lutter contre la mauvaise volonté des uns, l'impatience des autres, la passion politique ou la sottise d'un grand nombre.

Mais je veux rendre hommage aux ouvriers, aux techniciens et à certains industriels -qui ont bien servi le pays en participant à l'effort général que j'avais entrepris. Il y  a eu des saboteurs, conscients et inconscients. Il y a eu surtout beaucoup de braves gens et de travailleurs honnêtes, à tous les échelons de la production et de la hiérarchie. Tous les industriels n'agissaient pas comme M. Renault.

 

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BILAN D'UNE GESTION

Pour en terminer, je voudrais vous présenter un tableau d'ensemble, vous permettant d'apprécier la façon dont j'ai dirigé le Ministère de l'Air. Avant de le faire, je veux présenter une observation, ou plutôt rappeler une observation déjà faite. En matière de développement aéronautique, il faut compter avec le temps. Je suis resté dix-huit ou dix-neuf mois au Ministère de l'Air. Ce n'est pas en ce laps de temps qu'on peut récolter ce qu'on a semé. Il faut bien plus de temps pour construire les usines et lancer de nouvelles fabrications. Si vous voulez apprécier les résultats de la réforme entreprise en 1936-1937, ce ne sont pas les chiffres de production de 1937 ou même de 1938 qu'il faut considérer; ce sont ceux de 1939. Or, je l'ai déjà dit, au début de la guerre le rythme de notre production était cinq fois plus grand qu'en juin 1936.

Cette réserve étant faite pour la production, voici le tableau qui résume mes efforts. Ce tableau fut établi par le général Féquant, chef d'état-major de l'armée de l'air, à la date du 1er janvier 1938. Ceux qui ont connu la probité intellectuelle et morale du général Féquant ne mettront pas en doute les chiffres qu'il a donnés.

 

Escadrilles en ligne :

1er juin l936                        134

1er  janvier 1938                 175

soit une augmentation de 30 %.

 

Avions en ligne :

1er juin 1936.                    607

1er janvier 1938                  1.300

soit une augmentation de 115 %.

 

Total des avions « armés et équipés » :

1er juin 1936                       1,500

1er janvier 1938                 3.157

soit une augmentation de 110 %.

 

Poids de bombes enlevées (en tonnes) :

1er juin 1936                     296

1er janvier 1938                 852

soit une augmentation de 190 %.

 

Puissance motrice en service (en chevaux-vapeur) :

1er juin 1936.                      850.000

1er janvier 1938                  2.150.000

soit une augmentation de 250 %.

 

Officiers en service :

Jer juin 1936                      2.051

1er janvier 1938                3.163

soit une augmentation de 34 %.

 

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Armes automatiques en service (canons et mitrailleuses) :

1er juin 1936                       2.197

1er janvier 1938                  7.158

soit une augmentation de 245 %.

 

Capacité de production; production au cours des dix-neuf mois précédents (en tonnes) :

1er juin 1936                     3.200

1er janvier 1938                 6.900

soit une augmentation de 11.5 %.

 

Comme je l'ai indiqué il y a un instant, c'est seulement en 1939 que l'effort accompli dans ce domaine peut se mesurer. En 1939, notre production était cinq fois plus importante, qu'en 1936.

Enfin, si vous pensez que nous aurions dû faire plus, avant la guerre, tenez compte de deux éléments. J'ai déjà indiqué le premier, c'est notre puissance industrielle, qui ne fut, entre 1936 et 1939, que le tiers de celle de l'Allemagne. Le second, c'est le volume des crédits mis à la disposition du Ministère de l'Air. De juin 1936 jusqu'en septembre 1939,, nous  avons dépensé pour notre armée de l'air l'équivalent de 750 millions de dollars. Pendant la même période, l'Angleterre dépensait plus de 1.600 millions de dollars, soit plus de deux fois plus, et l'Allemagne, plus de 3.000, c'est-à-dire cinq fois plus. Mieux que nos grands chefs militaires, les chefs anglais et allemands avaient su reconnaître à temps l'importance de l'aviation dans la guerre moderne. Voilà ce que diront les historiens. Tout le reste n'est qu'un bavardage inspiré par la passion politique.

 

CONCLUSION

C'est là-dessus, Messieurs, que je veux terminer. Nous n'avons pas perdu la guerre, ou plutôt la bataille de 1940, pour des raisons techniques; nous l'avons perdue pour des raisons politiques. Pour s'en rendre, compte, il n'est que de comparer la préparation de la guerre de 1914 à celle de 1939.

Pourquoi avions-nous évité la défaite en 1914? Parce que nos ministres de la Défense nationale et nos chefs militaires avaient été plus clairvoyants qu'en 1939? Parce que la guerre avait été mieux préparée techniquement et militairement? Vous savez bien que non. En 1939, nous manquions d'avions et de chars d'assaut, mais, en 1914, nous manquions de canons lourds et de mitrailleuses. Quelle était donc la différence essentielle entre 1914 et 1939?

La différence essentielle, c'est qu'en 1914, nous avions l'appui, non seulement de l'Angleterre, mais de la Russie. Sans l'intervention russe en Prusse orientale, nous n'aurions pas opéré le rétablissement de la Marne. En 1939, nous n'avions pas l'appui de l'Union Soviétique. Rien ne pouvait remplacer cet appui. Supposez que nous ayons eu quelques centaines  d'avions de plus, la situation eût été la même. Ce n'est pas faute de trois ou quatre cents avions que nous avons été vaincus, puisqu'après l'armistice il en restait encore plus de mille, armés et équipés. Supposez, au contraire, que nous ayons eu l'appui de l'Union Soviétique; alors, l'Allemagne n'aurait pas pu engager contre nous la totalité de ses forces et la face des  choses eût été changée. Ai-je besoin d'indiquer que l’armée rouge de 1939 était plus forte, mieux équipée, mieux commandée, pourvue d'un meilleur moral, appuyée sur une industrie plus-puissante — plus de dix fois plus puissante —que l'armée tsariste de 1914?

Réfléchissez à cela. Demandez- vous si, avant Munich et depuis Munich, nous avons fait tout ce qu'il fallait pour avoir le concours de l'armée rouge et de l'Union Soviétique. En tout  cas, l'homme qui vous parle a fait ce qu'il? pu; nul, je pense, ne contestera cette affirmation.

 

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Les historiens de l'avenir diront que si la France a été vaincue, dans la bataille de 1940, c'est parce qu'il lui a manqué le concours de l'Union Soviétique. Pour l'établir, il leur suffira de comparer les capacités de production industrielle en présence. Le pays le plus courageux — et le peuple français a montré, dans la résistance, que le courage ne lui manquait pas — ne peut avoir une armée plus forte que celle que lui permet de construire son potentiel industriel.

Si après les grandes raisons, vous voulez chercher les raisons mineures, alors demandez- vous si nous avons consacré à notre aviation une part sufifsante des crédits affectés à la défense nationale. Demandez-vous qui fut coupable, ou qui manqua de clairvoyance, les civils qui ont réclamé l'accroissement de la part faite à l'aviation dans la Défense nationale, ou les militaires routiniers et conservateurs qui déclaraient en 1937 qu'il n'y avait pas lieu d'étendre les plans de l'armée de l'air?

Enfin, si, descendant encore dans le détail, vous voulez savoir pourquoi nous n'avons pas produit plus d'avions, demandez-vous si les Ministres qui ont su éviter les grèves et apaiser les conflits sociaux n'ont pas mieux servi leur pays que les financiers et les industriels qui, se dressant contre les lois votées par le Parlement, ont paralysé leurs efforts et,  parfois, saboté leur action.

J'ai été condamné ou blâmé par le Conseil de justice politique du maréchal Pétain. Mais quand j'envisage mon oeuvre dans son ensemble, il est deux autres jugements que j'aime à invoquer.

Le premier, c'est celui des Républicains espagnols, que j'ai aidés de mon mieux. Le second, c'est celui d'Hitler me prenant à partie au moment de Munich et m'accusant d'avoir  organisé, contre l'Allemagne hitlérienne, une coalition groupant l'U. R. S. S. et la Tchécoslovaquie.

Messieurs, quand on a été à la fois condamné par Pétain, attaqué par Hitler et approuvé par les adversaires du fascisme, on a la conscience en repos.

M. le Président. — Monsieur Pierre Cot, votre déposition nous sera certainement très utile. Nous vous demanderons vraisemblablement de revenir dans quelques semaines ou dans quelques mois, pour préciser certains points ou pour répondre à certaines questions, mais, dès maintenant, je tiens à vous remercier pour les renseignements que vous nous avez apportés.

Messieurs, la séance est levée.

La séance est levée à 11 h. 55.

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