LA LIGNE CHAUVINEAU
ARTICLES PARUS DANS LA "REVUE MILITAIRE FRANÇAISE"
(éditée par la Librairie Militaire Berger - Levrault)
Source : Gallica-BNF
Pour consulter directement le document sur le site Gallica - BNF,
L'ORGANISATION DU TERRAIN ET SES CONSÉQUENCES
- Janvier 1930 -
Colonel
Chauvineau
Présentation
de l'étude dans "La Quinzaine critique des livres et des revues". 25
mars 1930.
L'organisation
du terrain et ses conséquences.
Ancien
professeur du cours de fortification à l'Ecole de Guerre et commandant l'Ecole
d'application du génie, l'auteur, avec beaucoup de finesse et une grande ariginalité d'esprit, examine les avantages et les inconvénients
de la fortification de champ de bataille.
Il démontre que le
meilleur moyen d'augmenter les premiers et de réduire les seconds est de
diriger ce travail, au lieu de l'abandonner à l'initiative des exécutants.
Contre les hardis novateurs de l'école anglaise, qui voient, dans l'emploi des
engins mécaniques et motorisés, la fin de "l'âge de la tranchée", il
établit que ce qu'on a appelé "la guerre des tranchées" n'est pas
encore une forme périmée de la guerre.
L'ORGANISATION DU TERRAIN ET SES CONSÉQUENCES.
Le combattant moderne, même lorsqu'il se prépare à attaquer, est de plus en plus obligé de s'enfoncer dans le sol, pour se soustraire aux effets de projectiles toujours plus puissants et toujours plus nombreux.
Mais cet enfoncement du soldat dans le sol nous peint la fortification comme une oeuvre individuelle. Nous nous représentons volontiers le combattant s'arrêtant sur le terrain en un point favorable à l'action de son arme et y creusant un trou.
Cette conception de l'organisation du terrain a le mérite d'être simple, surtout pour le commandement qui n'a plus à s'occuper de rien, les fronts fortifiés naissant de la sorte automatiquement.
Envisagée sous ce jour, la construction des positions serait résolue sans effort grâce au faisceau des initiatives individuelles. La réalité est tout autre.
Notre premier souci sera donc de montrer que la bonne fortification est celle qui est conçue et construite de toutes pièces par les soins du commandement, que l'autre, la fortification individuelle, sorte de végétation spontanée, est un mal nécessaire dont les chefs de tous grades doivent surveiller l'éclosion de manière à éviter le mieux possible ses effets nocifs.
Il nous suffira, pour atteindre ce premier but, de présenter successivement les avantages, puis les inconvénients de la fortification du champ de bataille qui est l'essence même de l'organisation du terrain.
Lorsque le mouvement cesse et que les balles sifflent, le soldat s'enterre de lui-même.
C'est là un enseignement qui résulte de toutes les guerres et plus encore de la dernière. On sait que le commandement s'y est trouvé, surtout à partir d'octobre 1914, en présence d'une fortification à la conception de laquelle il n'avait pris, fort heureusement, aucune part.
Cette végétation spontanée est bien faite pour troubler celui qui ne croit pas à l'organisation du terrain, sous prétexte qu'elle attire la foudre, et il peut se demander pourquoi les exécutants, qui se sont quelquefois plaints de la fortification, persistent à remuer la terre. On trouve une excellente réponse à cette question en consultant les statistiques des pertes.
Avant 1914, plus de 60% sont imputables au fusil, 15% en moyenne à l'artillerie et ces chiffres ne varient pas au cours du XIX° siècle (sauf en Crimée où le siège de Sébastopol voit se reproduire les conditions de la dernière guerre).
La guerre de 1914-1918, au contraire, voit les pertes dues au canon monter à 75% pendant la stabilisation, pour redescendre à 55% en 1918. Parallèlement, le fusil et la mitrailleuse ne causent que 15% de pertes au début et, en 1918, 30%. En un mot, dans la dernière guerre, le pourcentage des pertes est complètement renversé en faveur de l'artillerie.
L'examen de ces chiffres, que l'abondance des munitions d'artillerie ne suffit pas à expliquer (1), a étonné bien des gens.
Pourquoi, disent-ils, la guerre actuelle met-elle tant de pertes à l'actif de l'artillerie alors qu'elle en causait si peu autrefois? Cette arme est-elle devenue la reine des batailles et pourquoi la mitrailleuse, si redoutée du fantassin, n'a-t-elle en fin de compte, produit que si peu d'effets ?
Eh bien, c'est justement parce que, en plaçant entre lui et la balle de son ennemi un bourrelet de terre protecteur, le fantassin, qui ne pouvait guère s'empêcher de recevoir les gros projectiles, s'est tout au moins décidé à ne pas recevoir les petits. Il a ainsi faussé les statistiques. Finalement l'artillerie doit à la fortification une partie de la considération plus grande dont elle jouit maintenant. Voilà donc pourquoi la fortification est utile au soldat.
Mais comment arrive-t-il à s'en plaindre?
Nous savons tous qu'on attaque surtout avec de l'artillerie et que, pour attaquer un front fortifié, il faut plus de moyens en canons et munitions qu'il n'est nécessaire d'en avoir en terrain libre. C'est l'évidence même.
Supposons que, sur un front F F' non organisé, les moyens d'artillerie dont on dispose, permettent d'attaquer sur un front a b; dans le cas d'un terrain organisé, il faudrait les concentrer contre le front plus restreint a' b'. Dans ce dernier cas, le soldat qui subit le marmitage trois fois plus intense apprécie peu l'honneur qui lui échoit de recevoir plus de coups que les autres, sous prétexte qu'il y a de la fortification et que, par suite, l'ennemi est obligé de limiter son effort pour le concentrer sur sa tête. Il ne se rend pas compte que ses ennuis sont la rançon qui sauvegarde le reste du front.
Toutefois, s'il est mécontent, il n'en est pas de même du commandement qui craint d'autant moins les résultats de l'attaque que le front en est plus restreint.
II ne faut donc pas s'étonner que certains exécutants se soient quelquefois plaints de la fortification parce que, comme on l'a dit plus haut, elle attire la foudre. En pareil cas, le commandement, au fond très satisfait, ne peut répondre que par des exhortations à la patience ou des affirmations pures et simples sur l'excellence de la fortification. C'est ainsi que Ludendorff écrivait le 22 juillet 1918 :
« Depuis quelque temps, on a jugé qu'il n'était pas nécessaire de
renforcer la défense au moyen d'ouvrages. Dans certains milieux, on a même été
jusqu'à prétendre que l'attaque d'une position non fortifiée était plus
difficile que celle d'une autre renforcée par des ouvrages et des réseaux
barbelés. Toutefois on admettait encore la valeur des abris. Ce sont là des
idées qu'on ne saurait combattre avec trop d'énergie. De toute évidence, les
abris ont une importance capitale. Mais parallèlement, on ne saurait creuser
assez de tranchées ni organiser trop de réseaux barbelés quand on est à la veille
de livrer une bataille défensive. »
J'espère que maintenant nous apercevons très bien la différence de point de vue
qui existait entre Ludendorff et ses exécutants «marmités ».
La fortification n'a pas seulement pour effet d'obliger l'ennemi à des efforts
plus grands, qui peuvent dépasser pendant plus ou moins longtemps les moyens
dont il dispose, elle a également une propriété précieuse et unique :
Elle inscrit le devoir sur le terrain (2).
Au début de la guerre, en présence de la ténacité sans exemple dont faisaient
preuve les combattants des tranchées, on a pu croire que l'homme avait changé
et qu'il était devenu plus brave.
Nous croirions plutôt que la fortification permet mal les défaillances, parce
qu'elle les met trop nettement en
Si nous ajoutons qu'au combat les déplacements en terrain libre étaient
infiniment dangereux, nous pouvons comprendre que le combattant des tranchées,
en restant à son poste dans la fortification, soignait à la fois sa réputation
et son existence.
II. Les inconvénients de la fortification.
Vers la fin de 1917, on s'aperçut que des attaques contre les fronts fortifiés pouvaient réussir sans préparation et cela provoqua des réflexions qui aboutirent à essayer ce nouveau système.
De quelques jours, les préparations tombèrent à quelques heures, dans lesquelles on essayait, grâce à une artillerie accrue, d'envoyer presque autant de projectiles qu'auparavant, sans trop s'inquiéter de la précision du tir. Le résultat fut surprenant et la surprise qu'il provoqua prouvait qu'on se l'expliquait assez mal. On voyait bien que l'absence de préparation aidait à l'effet de surprise sur le commandement adverse, ce qui pouvait permettre une exploitation fructueuse du succès initial. Mais ce succès-là restait une énigme. Pourquoi le défenseur moins marmité lâchait-il finalement plus facilement pied?
Cela tenait à une cause supplémentaire qui venait de s'ajouter aux effets d'une
artillerie de plus en plus riche en munitions et d'une liaison
infanterie-artillerie de plus en plus poussée.
Cette cause c'est la diminution progressive du nombre des fantassins dans toutes les armées. En France, ce nombre était tombé de 1.500.000 à 800.000 en 1918.
Les fantassins plus rares étaient plus disséminés, moins sous l'action de leurs
chefs. On croyait que la mitrailleuse rachetait largement cette faiblesse et
que cette arme remplaçait avantageusement les fantassins disparus. Cette
opinion est encore fort répandue après la guerre, mais elle est fausse.
Imaginons une mitrailleuse M destinée à flanquer l'intervalle A B et représentons par des points les fantassins amis et ennemis parvenus au contact et luttant entre eux dans des trous contigus (tranchées, trous d'obus, accidents naturels du sol, etc.).
Le mitrailleur verra-t-il bien ce qui se passe entre A et B, où les combattants, masqués par des couverts, ne se montrent que par instants très fugitifs?
Pourra-t-il discerner, dans cette lutte corps à corps, les amis des ennemis ? Son arme à tir très tendu peut-elle intervenir pour arrêter l'infiltration sur ce terrain bouleversé ?
A ces questions, on ne peut que répondre négativement. Sur un terrain où l'on
s'est installé depuis quelque temps, la pioche et la pelle, dans le louable
dessein de dresser des obstacles aux balles ennemies, en dressent aussi aux
balles amies. Le « marmitage » ne fait qu'augmenter les couverts disponibles et
finalement la mitrailleuse perd peu à peu le meilleur de sa puissance, au fur
et à mesure de la transformation du sol.
Au cours de la guerre, on a compris la nécessité d'avoir en pareil cas des armes à tir courbe permettant de fouiller les creux du terrain et d'atteindre le soldat ennemi enterré. A cet effet, on a mis en service des armes nouvelles les minen, les grenades à main, les grenades à fusil, etc.
Toutes ces armes, fort rudimentaires, avaient et auront toujours un défaut
sérieux leur rendement est faible et, à l'inverse de la mitrailleuse, elles
absorbent des effectifs importants. Si bien que, vis-à-vis de l’infiltration,
germe de mort rapide pour les fronts, il n'y a en terrain bouleversé qu'un seul
bon remède c'est de placer devant chaque fantassin ennemi un fantassin ami, et
l'on retrouve le coude à coude du combat antique.
Ainsi, quand les combattants se cramponnent au sol leurs effectifs, leur
manière de combattre, leurs armes même, changent avec le temps.
Au début, lorsque le terrain est vierge de trous, de faibles effectifs d'infanterie sont suffisants pour le défendre, mais, pour vivre, ils s'enterrent et par là obligent à prévoir une continuité plus rigoureuse et plus coûteuse. Quand les deux adversaires sont face à face depuis des semaines, les armes courtes sont appelées à intervenir autant et plus que la mitrailleuse dans le combat rapproché, qui exige en conséquence une infanterie numériquement accrue.
Parce qu'en 1918 on ne possédait plus cette infanterie, les fronts stabilisés, attaqués par des moyens de plus en plus puissants, finirent par céder.
En résumé, plus il y a de terrassements sur le sol, plus le rendement des mitrailleuses diminue, plus il faut utiliser !a grenade, plus il faut d'effectifs. Mais plus le temps s'écoule, plus il y a de trous et moins il y a d'infanterie.
Sur les fronts en voie de stabilisation, il faudrait augmenter périodiquement
le nombre des fantassins. Comme le nombre diminue au contraire inévitablement,
ne fût-ce qu'à cause des pertes, on voit qu'il suffit de savoir attendre pour
avoir raison des fronts fortifiés. Toutefois, si le défenseur est économe et
habile, il faudra peut-être attendre si longtemps que la victoire ressemblera à
s'y méprendre à celle de Pyrrhus.
La conclusion, c'est que plus, en 1917, on préparait l’offensive, en renvoyant des hommes à l'intérieur pour fabriquer des munitions, en faisant passer les fantassins l’artillerie et dans les chars, moins on était apte à la défensive.
Les armées ressemblaient en 1918 à des colosses aux pieds d'argile. Leurs coups étaient très redoutables. Mais il suffisait de les attaquer pour les mettre à mal.
Sans infanterie, la fortification perd toute raison d’exister et l'année 1918
n'a enregistré qu'une seule faillite : celle de la défensive sans défenseurs.
Mais revenons aux inconvénients de la fortification. Nous avons dit qu'elle
facilite l'infiltration. Ce défaut atteint son maximum dans les positions
stabilisées depuis longtemps, dans lesquelles le défenseur a fait à tort et à
travers des trous partout.
C’est là qu'apparaît bien l'inconvénient grave de l’initiative en matière de
travaux de défense.
Si chaque soldat possède la liberté de remuer le sol à son gré, on peut être
assuré que les armes automatiques verront leurs champs de tir se restreindre au
fur et à mesure qu'augmentera l'activité de taupe de leurs divers voisins.
Dans la fortification permanente, on a toujours été obligé de décréter que les terrains avoisinant les fortifications ne pouvaient subir la moindre transformation sans autorisation spéciale, précaution qui reste plus indispensable que jamais sur le champ de bataille.
Malheureusement, ce remède est d'une application difficile.
Quand on est sous le feu et au contact, la fortification est nécessairement individuelle. Ça n'est pas de l'organisation du terrain, c'est de la protection contre les balles obtenue au détriment du rendement des armes.
Voilà un argument que l'on peut invoquer pour refuser toute valeur aux
positions qui naissent et grandissent toutes seules. Rien n'a plus besoin
d'être coordonné que l'organisation du terrain, sans quoi c'est une arme à
double tranchant.
Si les exécutants se sont quelquefois plaints de la fortification, c'est parce
qu'ils l'avaient édifiée sans mesure et sans précautions, c'est parce qu'un
censeur sévère n'avait pas fait respecter les champs de tir des armes
automatiques. Les plaignants, dans cette affaire, étaient les propres artisans
de leurs maux.
Puisque l'abondance mal ordonnée est nuisible, peut-on espérer que les positions sommairement organisées donneront quelque satisfaction? Pas davantage. Cette fois, l'armement n'éprouve point de gêne, mais il est détruit.
Quand, sur un terrain découvert, une troupe se contente d'enterrer ses armes,
elle fait le jeu de l'ennemi. Avec les instruments d'optique moderne et les
ressources de la photographie aérienne, il est vain de chercher à rendre
invisible une arme, et surtout le groupe d'hommes qui la sert, sur un sol
dénudé où le moindre objet insolite s'aperçoit à l'œil nu à 3 kilomètres.
Aussi, ou bien il ne faut faire aucun travail apparent, ce qui n'est possible que si l'on trouve des couverts naturels bien placés, ou bien il ne faut utiliser une position que lorsque les travaux y sont assez importants pour que les indiscrétions de la fortification soient à peu près effacées par son ampleur. De longues tranchées continues, parallèles et perpendiculaires au front, ont, dans cet ordre d'idées, des avantages de camouflage indéniables.
Il y a donc un minimum d'organisation au-dessous duquel il n'est pas permis de
descendre.
Conséquence : on doit attendre, avant d' « inaugurer » une position,
qu'elle comporte des travaux suffisants, de même que les commerçants les plus
pressés de faire recette hésitent à inaugurer un nouveau magasin avant qu'il
ait au moins quatre murs et un plancher. Les positions sont comme les jeunes
personnes pendant leur période de croissance, elles sont particulièrement
fragiles.
Pour éviter les inconvénients de la fortification, on pourrait songer à ne pas
en faire et quelques faits de guerre semblent appuyer cette opinion.
On sait qu'au cours des offensives de la grande guerre, l'assaillant a parfois
franchi sans grandes pertes, grâce à l'emploi de puissants moyens, une première
position solidement organisée, et qu'ensuite ce même assaillant s'est trouvé,
généralement après avoir franchi des crêtes, en face d'un terrain non fortifié
sur lequel il a été arrêté net. Ses nombreux canons ne lui servaient plus à
rien pour continuer, parce qu'on ne savait plus très bien où était l'ennemi,
parce qu'on ignorait les emplacements de ses mitrailleuses.
Ajoutons que, sur ce terrain nouveau et vierge de trous, il n'y avait pas
possibilité de progresser à couvert et d'éviter les balles, et nous serons tout
disposés à admettre, comme les exécutants de Ludendorff, que la position non
fortifiée est supérieure à la position fortifiée.
Cependant il faut bien s'entendre sur cette expression position non fortifiée. En réalité, cela veut dire position dont on ne voit pas la fortification; car le défenseur creuse forcément le sol. Il ne se soucie pas d'être à la merci des balles ou des éclats qui sillonnent l'air un peu partout. Mais il creuse derrière des buissons, sous des vergers, dans des cultures, etc.
Si le terrain est complètement chauve, le défenseur aura beau faire, il sera vu
et, s'il ne travaille pas le sol, il sera tué, ce qui permet d'affirmer que la
défensive invisible n'existe que dans les terrains couverts.
Voilà qui autorise les deux conclusions suivantes :
1° Dans les régions dénudées, la fortification est inéluctable. Le commandement
n'en voulût-il pas, elle naîtra malgré lui. Il ne lui restera qu'à organiser ce
qu'il ne peut empêcher, de manière à profiter des avantages, tout en évitant le
mieux possible les inconvénients.
2° Sur les terrains présentant des couverts bien placés, une fortification sommaire, limitée aux seuls points où elle se trouve masquée, donnera un résultat excellent et arrêtera l'ennemi aussi bien et peut-être mieux qu'une fortification plus abondante mais plus visible.
Il reste toutefois une question se poser. Pendant combien de temps cette position camouflée arrêtera-t-elle l'ennemi?
Pendant le temps qui sera nécessaire aux éléments avancés de cet ennemi pour trouver le contact, pour s'installer près des mitrailleuses qui l'empêchent de passer, pour repérer leur position, pour organiser des liaisons avec l'artillerie, etc.
Cela peut être très long. Mais quand bien même l'assaillant serait arrêté huit jours, quinze jours si l'on veut, il est sûr d'avoir, avec quelque patience, la peau de son adversaire. Quand il aura bien regarde, bien photographié (3), .quand il aura des téléphones, des observatoires en action, des batteries prêtes à tirer, il donnera l'ordre d'attaquer et tout sautera. On peut même ajouter tout sautera à peu de frais, parce que les objectifs seront restreints et d'une résistance précaire.
Conclusion : une position d’apparence non organisée sera souvent très efficace pour arrêter une offensive, mais cette efficacité ne durera ce que durent les roses.
Tout serait au mieux pour le défenseur si, au moment où il se sent qu'il est partout repéré, que tous ses secrets sont percés à jour, enfin que tout va craquer, il pouvait faire sortir de terre, tel un diable d'une boite, une fortification dont la période de croissance serait terminée.
Nous savons que la manœuvre sur des positions successives et, à un point de vue plus particulier, les échanges d'effectifs qu'un chef habile peut réaliser, à l'insu de l'ennemi, entre une position de résistance et ses avant-postes permet justement d'en arriver là.
Il faut toutefois insister à ce sujet sur un point capital c'est que les positions successives doivent être fortifiées.
La manœuvre sur des positions non fortifiées a beaucoup de chances de se transformer en une retraite par échelons, parce que l'assaillant, ayant l'initiative des opérations, surprendra neuf fois sur dix le défenseur en train de procéder à son installation sur le terrain, opération longue au cours de laquelle nous l'avons vu sa force de résistance est très précaire.
La fortification seule procurera à ce dernier le répit qui lui est
indispensable pour se cramponner à ses positions d'arrière-front, en cas de
surprise à l'avant.
Exemple : Un assaillant, après avoir, d'un seul élan, traversé une première position, arrive au contact d'une deuxième position.
On sait qu'on n'a jamais assez d'effectifs pour occuper en forces et d'avance les positions successives. L'assaillant va donc trouver en face de lui des garnisons de sûreté très faibles, un dispositif linéaire de mitrailleuses dont un barrage roulant aura peut-être facilement raison.
Mais si l'on renforce ce mince barrage de feux par un réseau continu (4), solide et épais, si l'on casemate, là où le terrain le permet, les mitrailleuses principales, si l'on dispose de bons abris pour leurs servants à côté des emplacements de tir, l'artillerie assaillante sentira, cette fois, que le barrage roulant ne donnera rien et elle demandera deux jours de délai, sinon plus, pour faire des brèches dans le réseau et détruire les armes principales de la défense.
Voilà le répit cherché, car, pendant ces deux jours, les réserves du défenseur
auront le temps d'accourir et d'appliquer le plan de renforcement prévu.
En définitive, nous pensons pouvoir conclure de l'exposé ci-dessus que c'est notre Instruction sur l'emploi tactique des grandes unités qui a raison et non les subordonnés de Ludendorff : la fortification s'impose bien dans toutes les situations, mais elle ne s'impose ni de la même manière ni sous les mêmes formes.
De cet aperçu sommaire sur les avantages et les inconvénients de la
fortification, de nombreux enseignements se dégagent. Le plus important, c'est
que le soldat ne veut pas être tué et qu'il creuse le sol avec autant plus
d'acharnement qu'un plus grand nombre de projectiles sillonnent l'air.
Personne ne pensera que ce nombre ait tendance à diminuer. Personne ne pensera donc que le théâtre des luttes futures puisse rester vierge de trous pendant plus de cinq minutes.
Cet entêtement du combattant à vouloir protéger son existence n'est d'ailleurs
pas défavorable, car on ne fait pas la guerre avec les morts.
Il est aussi impossible d'ordonner actuellement au soldat de ne pas s'abriter que de lui ordonner de ne pas manger. Avec l'abondance de projectiles qui caractérise la guerre moderne, le combattant vivrait plus longtemps sans nourriture que sans abri.
Finalement, comme les inconvénients de la fortification sont dus à l'incohérence des initiatives locales et parfois individuelles, c'est-à-dire à l'insuffisance de l'action coordinatrice des chefs, tout sera pour le mieux lorsque le commandement se décidera à diriger l'organisation du terrain au lieu de la subir.
Malheureusement, la défensive organisée et truquée est d'une rare complexité. La tactique, la topographie, la ruse, la technique, l'organisation du travail s'y mélangent en un bloc indissociable. Ce bloc ne dit probablement rien qui vaille à bon nombre de militaires, car, après la guerre, on a organisé autour de lui une sorte de conspiration du silence. On se contente généralement de prendre les décisions d'ordre tactique et l'on saute par-dessus les autres, celles sans lesquelles la tactique ne sera qu'une vaine fumée.
A force d'opérer ainsi on finira par croire que cela suffit et le fossé qui se creusera entre cette tactique et les autres importants facteurs mentionnés ci-dessus sera peut-être la seule fortification solide dont on disposera au début d'un prochain conflit.
III. La fortification en 1918.
Il existe une période de la grande guerre présentant, au point de vue qui nous occupe, un intérêt considérable c'est celle qui s'est écoulée après le 15 juillet 1918. Pendant cette avance victorieuse, nous avons très peu fait de fortification. Les sapeurs et pionniers, tous occupés à réparer les voies de communication, ne pouvaient intervenir. Les fantassins, très réduits en nombre, ne fournissaientplus qu'une main-d'œuvre bien insuffisante pour créer de nouvelles positions.
Notre fantassin livré à lui-même creusait des trous par instinct de conservation; on n'avait pas les moyens de faire mieux. Il en résulta un bourgeonnement de travaux sommaires et isolés, parce que l'on s'enterrait seulement aux points où il y avait des armes. De la sorte on les divulguait et l'on sait à quel point cette violation d'un principe essentiel (le camouflage) est dangereuse.
On sait aussi qu'elle n'est dangereuse qu'au bout d'un certain nombre de jours, lorsque l'ennemi aura réuni une artillerie assez puissante et des munitions assez nombreuses pour rendre cette fortification intenable. Or le défenseur songe fort peu à user ses obus sur les tranchées de l'assaillant. II aime mieux les garder pour arrêter une attaque, car il n'est jamais très riche en artillerie.
On ne détruit méthodiquement la fortification que lorsqu'on veut l'attaquer. Celui qui progresse en vainqueur a donc le droit de n'organiser le terrain que d'une manière sommaire et, d'ailleurs, il lui serait impossible de faire autrement, non seulement faute de temps et de bras mais encore parce que la bonne fortification surgit surtout à l'arrière du champ de bataille alors que les nécessités de la progression entraînent toute l'attention et tous les moyens vers l'avant.
Nos combattants de 1918 ne doivent donc pas commettre l'erreur de considérer comme excellente dans la défensive la fortification informe qu'ils mirent au jour au cours de leur avance saccadée.
Du côté allemand, au contraire, il eût été, après le 15 juillet, absolument indiqué de se cramponner vigoureusement au sol et de faire état de toutes les ressources de l'art de fortifier.
Mais nos ennemis n'avaient ni assez de bras pour créer de nouvelles positions, dans les courtes périodes de répit que nous leur laissions, ni assez d'infanterie pour les occuper.
En présence d'adversaires enfin dotés d'une artillerie formidable, les belles qualités de terrassier du soldat allemand devenaient impuissantes à compenser tant de facteurs contraires. Le découragement aidant, la fortification cessa d'étayer la résistance allemande, ce qui annonçait une fin rapide du conflit.
La guerre de 1918 n'est pas un début. C'est une fin, caractérisée dans les deux camps par un matériel énorme, une infanterie clairsemée.
Il suffit de se reporter par la pensée en août 1914 et en 1915 pour constater que les conditions de la guerre étaient exactement opposées (5). Prendre comme modèle la campagne de l'été 1918, c'est plutôt préparer la fin d'une guerre future. Il parait plus prudent de préparer simplement le commencement. Or, au début d'un nouveau conflit, les deux adversaires, avertis par l'expérience de 1914, chercheront à éviter la stabilisation qui est le commencement de la ruine pour tous les deux; mais dès que l'un de ces adversaires sentira souffler le vent de la défaite (il faut bien qu'il y ait un vainqueur et un vaincu), il ne pensera plus qu'à s'enfoncer dans le sol et il adorera ce qu'il brûlait auparavant.
La tranchée de l'un cherchera à imposer sa loi à l'autre. Si l'on veut bien considérer que, sur les frontières de l'Est et du Nord-Est, il y aura contact sur 400 ou 500 kilomètres, que les Allemands ne souffriront pas au début d'une guerre, un pays de 65 millions d'habitants aura toujours des hommes, de la disette d'effectifs qui fut, en 1918, la mort de leur défensive, on doit craindre ce qui c'est passé en 1914 après la bataille de la Marne.
Peut-on affirmer qu'alors nous pourrons détruire la tranchée allemande aussi vite qu'elle poussera?
Si nos moyens offensifs, forcément limités, ne nous permettent, à un moment donné, d'attaquer les fronts en formation que sur 50 kilomètres de développement total, que ferons-nous sur les 450 autres kilomètres?
De la défensive (6), donc nous aussi de la fortification.
En définitive, le métier de défenseur semble devoir être, même pour le vainqueur, le pain quotidien du soldat. C’est celui qu'il fera cinq jours sur six.
IV. Qui construira les positions.
Puisque le fantassin semble condamné, en l'état actuel des choses, à faire de la défensive cinq jours sur six, on est obligé de réglementer avec précision la construction des positions.
Or, si nos règlements ont parfaitement compris l'importance de la fortification, ils n'ont donné sur sa construction que de vagues et rare directives prêtant parfois à la critique. C'est ainsi que l'Instruction sur l'emploi tactique des Grandes unités semble admettre que cette construction est presque uniquement du ressort de l'infanterie. Elle n'accepte l'intervention du génie que « pour l’exécution de certains travaux spéciaux. Le génie, dit-elle par ailleurs, « a pour mission essentiellement de créer, d'aménager et de rétablir les communications ».
Si la guerre future est l'image de celle de 1918, à partir du 15 juillet, rien
de plus logique. Mais en 1914, 1915, 1916 et 1917, le génie a été employé tout autrement.
Nous savons que, lorsque la défensive se prolonge, les communications absorbent
peu de personnel et n'exigent qu'un faible effort d'entretien. Les sapeurs
seraient en majeure partie inoccupés si, dans la défensive, ils n'avaient que
cette mission.
Interrogeons à ce sujet les officiers qui ont commandé le génie des divisions pendant les trois premières années de guerre, ils répondront qu'ils n'ont guère fait que la fortification.
Pourquoi ce désaccord entre la pratique et la théorie qui lui a succédé? On peut invoquer de nombreuses raisons sinon pour la justifier, au moins pour l'expliquer.
Tout d'abord, il y a l'influence encore toute fraîche des événements de 1918. Il y a ensuite cette idée que l'infanterie s'est montrée capable de mener à bien la plupart des travaux d'organisation du terrain. En effet, en 1916 et 1917, les régiments d'infanterie avaient fini par acquérir, dans le travail du sol, une compétence suffisante pour répondre à une certaine partie de leurs besoins. Deux ans de guerre de tranchée constituent une école excellente. Mais, au début, ces mêmes régiments mirent au monde une fortification informe et chaotique tout en réclamant l'aide du génie. Or, comme l'on doit préparer le début d'une guerre et non la fin, on ne saurait tenir compte de la faculté que tout militaire possède évidemment de se transformer en terrassier convenable au bout de plusieurs mois de travail intensif.
Un troisième argument découle des faibles effectifs que possède organiquement le génie. Comment, dira-t-on, entreprendre avec si peu de monde des travaux d'une telle ampleur?
Refuser au génie la faculté d'entreprendre de grands travaux, c'est méconnaître son organisation.
Cette arme, au contraire, a été constituée pour pouvoir encadrer un nombre considérable de travailleurs. Elle n'est guère qu'un cadre où l'on trouve tout ce qu'il faut pour diriger des travaux et bien peu de ce qu'il faut pour les exécuter. Ses soldats jouent le rôle des ouvriers spéciaux, que toute entreprise est obligée de s'attacher en permanence.
Les sous-officiers sont des contremaîtres. Mais la vraie main-d'œuvre, la masse qui produit, le génie ne la possède pas et le commandement doit la lui constituer dans chaque cas particulier en lui donnant momentanément des unités de travailleurs auxiliaires. Sans ces auxiliaires, le génie est un ensemble incomplet, une machine-outil sans outils, un cadre qui n'a rien à encadrer.
D'autres arguments accentuent ces premières constatations.
C'est d'abord que l'infanterie actuelle ne pourra plus fournir autant de main-d’œuvre qu'autrefois.
En 1914, la division d'infanterie comprenait 12.000 fantassins non spécialisés. Ignorants des questions de fortification, ces 12.000 hommes purent au moins faire en 1914 et 1915 des travaux dans lesquels la quantité rachetait la qualité.
Aujourd'hui, les officiers d'infanterie déclarent volontiers qu'ils n'auront pas 300 travailleurs disponibles par bataillon, parce que les effectifs de la compagnie ont été diminués de 70 à 80 hommes et que presque tous les fantassins sont maintenant spécialisés.
Il est certain que notre infanterie est très diminuée comme nombre. Il est non moins certain que le mitrailleur, le fusilier-mitrailleur, le servant du 37 ou du Stokes, verront leur temps plus absorbé par l'entretien de leur arme et que leurs chefs auront tendance à faire état des nécessités plus grandes du service et de l'instruction pour essayer de dispenser ces spécialistes des travaux autres que ceux ayant trait à l'installation dans le sol de leurs armes et de leurs personnes. Il appartiendra au commandement de réagir contre cette tendance et d'affirmer que tout fantassin est en même temps un travailleur.
Nous verrons plus loin qu'un grand nombre de travaux d'intérêt local échoit obligatoirement à l'infanterie. Cette arme est donc tenue d'intervenir sur le champ de bataille avec tous ses moyens de travail.
Mais ce serait se leurrer que de la croire capable de construire à elle seule les positions.
Déjà, en 1915, les états-majors se lamentaient sur la lenteur des travaux d'organisation. Que serait-ce avec l'infanterie de 1929?
Des raisons supplémentaires vont montrer à quel point il est déraisonnable de considérer le fantassin comme l'artisan unique de la fortification de campagne.
Tout d'abord, on est obligé de constater que la main d'œuvre fournie par l'infanterie n'est guère instruite et qu'elle a rarement fait de la fortification en temps de paix. Sans doute elle rencontre des difficultés pour procéder à cette instruction. Elle manque de traditions, d'instructeurs ; ses polygones, quand elle en a, sont médiocres; le temps qu'elle peut y consacrer est très limité. Mais ce qui parait lui manquer le plus, c'est peut-être la conviction. Et pourtant, ne pas admettre que dans la zone de combat le fantassin consacrera les trois quarts de son temps à la fortification, même quand il attaque, c'est se boucher les yeux pour ne pas voir.
En outre, on a tendance à admettre que les travaux ordinaires du champ de bataille sont d'une exécution simple et qu'il n'est guère besoin de s'y préparer. C'est là un souvenir de l'époque où le feu n'avait pas encore la puissance que nous lui connaissons.
Cette opinion nous a coûté très cher et chacun pourrait citer de nombreux camarades tués dans un abri mal conçu et mal exécuté. Rassembler des hommes sous un toit dont la résistance n'a pas été calculée et dont le camouflage est imparfait, c'est offrir aux projectiles une moisson de victimes. Mieux vaudrait peut-être ne pas construire d'abris.
Une tranchée s'éboulera au moindre orage si des revêtements solides et une bonne organisation de l'écoulement des eaux ne la protègent pas.
Lorsque les combats duraient une demi-journée, comme en 1870, on pouvait accepter les tranchées sommaires construites par des terrassiers improvisés. Cette fortification trop passagère a maintenant les plus graves inconvénients.
Obligés de l'abandonner périodiquement, ses occupants creusent d'autres trous dans le voisinage et finissent par couvrir le sol de terrassements aussi nombreux que les vagues de la mer.
Il y avait, fin 1915, en Artois, plus de vingt tranchées successives dont les trois quarts étaient abandonnées. On peut affirmer qu'une pareille débauche de trous ne trompe personne et qu'elle oblige le défenseur à une dépense d'infanterie considérable, tout en facilitant l'attaque adverse.
Quand aujourd'hui on fait une tranchée, il faut qu'elle tienne et elle ne tiendra que si elle a été construite par des gens avertis.
Il est plus difficile qu'on ne le croit de couvrir un front d'un quadrillage de terrassements superficiels assez judicieux pour satisfaire tous ceux qu'il dessert, assez solide pour résister longtemps aux intempéries. Aussi, continuer à confier la direction du travail du sol exclusivement aux cadres de l'infanterie, dont la compétence technique est généralement insuffisante, c'est méconnaitre à la fois les exigences du combat moderne et les bienfaits de la spécialisation.
Un quatrième argument que l'on oppose souvent à l'utilisation du génie, c'est que les fantassins, ayant la responsabilité de la défense des positions, accepteront difficilement des organisations faites par autrui. Cette objection est sans valeur car il n'est venu à l'esprit d'aucun militaire raisonnable de faire organiser les positions par d'autre que par leurs défenseurs. Le propriétaire d'un domaine le fait installer à son gré. Cependant ce n'est pas lui qui fait les travaux. Il prend un architecte et un entrepreneur.
Mais il leur dit ce qu'il veut et où il le veut.
Imaginons qu'au début d'une organisation défensive le commandant du génie d'une division détache dans un sous-secteur une de ses compagnies à laquelle le commandement, obéissant aux suggestions réglementaires (7), aura confié un bataillon de pionniers à titre d'auxiliaires.
Le commandant de cette compagnie va apporter au colonel d'infanterie, commandant le sous-secteur, son concours et celui de 1.000 travailleurs environ, c'est-à-dire des moyens peut-être supérieurs à ceux que le colonel pourra tirer au total de toutes ses unités d'infanterie (8).
La conséquence inévitable, c'est que ce sapeur va être chargé d'exécuter près de la moitié des travaux du sous-secteur. On est donc obligé de convenir que l'on ne pourra pas obéir au règlement et limiter la tâche du génie aux seuls travaux spéciaux.
D'ailleurs on cherche en vain ce que peuvent bien être les travaux spéciaux.
Dans une position défensive, il y a des réseaux, des terrassements de surface (tranchées, sapes, etc.) et des abris. Or tous les réseaux se ressemblent; il en est de même des parallèles et des boyaux. Quant aux abris, dans un terrain donné, ils se réduisent à deux ou trois types que l'on retrouvera partout (9).
Les travaux spéciaux (les bétonnages par exemple) n'apparaissent qu'au bout d'un temps fort long, lorsque la stabilisation bat son plein, c'est-à-dire au moment où l'équipement des fronts permettra les importants transports de matériel que ces travaux exigent généralement.
Mais, au début, lorsqu'il faut d'urgence barrer la route à l'adversaire, on court au plus pressé et l'on travaille en série. Les travaux spéciaux ne constituent guère alors qu'une pâture imaginaire n'ayant d'autre effet que d'entretenir le particularisme d'arme.
Quels sont donc les travaux d'un sous-secteur?
Il y a dans la fortification une foule d'organisations qui, par leur caractère local et leur dissémination, échappent à toute réglementation d'ensemble. Ce sont notamment les observatoires des échelons subalternes, l'installation des armes (infanterie et artillerie), les abris individuels, les réseaux locaux (réseaux Brun, réseaux bas, etc.), les boyaux locaux, les transmissions des corps de troupe, etc.
Le général de division doit les abandonner à l'initiative des chefs subalternes (commandants de quartier et au dessous). Mais, comme ces travaux forment au total une tâche imposante, il doit, au début de l'installation, laisser à l'infanterie, pendant quelques jours, la majeure partie de ses moyens en hommes.
Le programme du commandant de la division ne portera donc que sur les travaux d'ensemble (10) ou d'intérêt général (observatoires de commandement, réseaux généraux, parallèles, grands boyaux, transmissions du réseau général, etc.). En outre, il règlera l'exécution des abris légers (à l'épreuve du 77 et éventuellement du 105) et des abris à l’épreuve des calibres de 150 et 210, qui sont la plupart du temps d'intérêt local mais dont la construction ne peut pas être (surtout au début d'une guerre) entreprise par l'infanterie seule. Or ces travaux d'ensemble sont la partie essentielle de l'organisation parce qu'ils en constituent la carcasse sans laquelle tout l'édifice s'écroulerait.
Les parallèles continues, les grands boyaux, les réseaux principaux sont les artisans du camouflage général de la position. C'est dans leur ombre que les installations locales peuvent vivre. Par la liaison qu'ils réalisent entre les combattants ils font, avec les initiatives individuelles, des faisceaux solides et cohérents. Enfin ils sont aussi une réserve disponible en cas d'échec en première ligne.
Ces travaux d'ensemble ont donc pour le commandement une importance capitale.
Ils exigent d'ailleurs des moyens considérables en personnel et matériel.
Leur exécution par l'infanterie seule se heurte aux difficultés déjà examinées auxquelles il faut ajouter la suivante :
L'infanterie est avant tout destinée à défendre le terrain, ce qui n'est pas la même chose que de l'organiser.
Or elle ne s'échelonne jamais en profondeur dans la mesure que désirerait le commandement, tout simplement parce qu'il n'y a pas beaucoup d'infanterie et que, lorsqu'on a prélevé ce qu'il faut pour occuper la ligne principale de résistance, il n'en reste jamais assez pour occuper la ligne d'arrêt et les organisations intermédiaires.
On s'en tire en ne laissant à l'arrière de la position que de faibles garnisons de sûreté, juste suffisantes pour provoquer un temps d'arrêt et donner le délai nécessaire aux renforcements.
Comme conséquence, le fantassin ne consentira pas à travailler n'importe où, parce qu'il est en général attaché par sa mission de combat et par les nécessités du plan de défense à une région du terrain dont il ne peut s'éloigner sans inconvénient, même en présence d'un ennemi peu actif.
Puisque nous venons de voir que l'arrière d'une position est d'ordinaire faiblement peuplé en infanterie, nous tommes forcés de conclure que la fortification n'y poussera pas sans l'intervention d'un supplément de main d'œuvre.
Le génie (et ses auxiliaires ordinaires les pionniers) est la seule ressource dont disposent le général de division et les commandants de sous-secteurs pour construire la fortification, et faire notamment les travaux d'ensemble, dont nous venons de voir l'importance, sur les parties de la position où l'on ne peut pas sans inconvénient envoyer travailler l'infanterie.
Cette main-d'œuvre n'étant pas entravée par des missions de combat, on pourra la pousser dans les zones où la situation impose un gros effort. Grâce à elle on organisera le terrain dans un ordre d'urgence logique, irréalisable avec l'infanterie seule.
Le génie et ses auxiliaires travailleront aujourd'hui ici, demain ailleurs, suivant un plan d'action dressé d'avance.
Ils agiront tantôt avec l'infanterie (en superposition si l'on peut dire) tantôt isolément. Ils joueront dans le domaine du travail, un rôle un peu semblable à celui du groupement d'ensemble dans le domaine de l'artillerie.
Mais, pour que tout cela marche bien, il faut de la compétence partout. Le commandement, le génie, l'infanterie, l'artillerie, etc. devront savoir leur métier de constructeur des positions, chacun dans leur sphère d'action.
Il nous faut donc des règlements qui disent clairement comment on construit ces positions. Or ceux que nous avons ne le disent pas clairement.
Il nous faut aussi des sapeurs et des fantassins qui travaillent la fortification en temps de paix, ce qu'ils ne font guère.
D'ailleurs, si, à la rigueur, les combattants qui s'installent sur un front, face à l'ennemi, peuvent négliger l'aide d'une main-d'œuvre habituée aux travaux et construire eux mêmes entièrement l'édifice complexe destiné à appuyer leur résistance et les protéger de la destruction, on ne voit pas très bien qui, en dehors du génie, construira ces deuxième, troisième positions et ces positions en bretelle dont on a fait un grand usage pendant la guerre et que nos règlements considèrent toujours comme la base de la manœuvre défensive.
N'oublions pas en effet que ces positions ne sont généralement pas occupées et que notre faible infanterie, obligée de tenir à l'avant, ne pourra pas être en même temps à l'arrière.
Aussi, est-ce le génie des armées qui fut, au cours de la grande guerre, chargé de la construction de ces positions et ce fait accentue le contraste entre la pratique de la guerre et les directives des règlements actuels, en ce qui concerne le rôle du génie dans l'organisation du terrain.
Peut-être s'agit-il d'une réaction contre l'influence fâcheuse de la stabilisation sur l'esprit offensif. De bons esprits pensent qu'il faut éviter à tout prix cette guerre épuisante et inélégante, sans s'arrêter aux différences qui existent entre vouloir et pouvoir.
On trouve même des partisans d'une doctrine de guerre qui sacrifie délibérément la défensive. Constatant qu'il est bien difficile (surtout dans les pays à faible population) d'avoir à la fois une artillerie très puissante, très riche en munitions, ce qui est indispensable pour attaquer, et une infanterie très étoffée, particulièrement nécessaire pour se défendre, ils optent pour les moyens offensifs.
Les militaires qui sont à l'avant-garde de cette doctrine déclarent volontiers, notamment en Angleterre, que l'infanterie combattant à pied est une arme désuète, parce qu'elle est incapable de se mouvoir sous le feu et ils la cuirassent en la « motorisant ».
Ces idées trop absolues nous paraissent méconnaître une vérité fondamentale c'est que l'offensive et la défensive ne sont pas deux méthodes de guerre entre lesquelles on peut choisir. Ce sont deux modes d'action que l'on est obligé d'employer en même temps.
Tandis que le matériel défensif (armes de petit calibre) est relativement peu coûteux, le matériel offensif coûte au contraire très cher. Il est devenu aujourd'hui impossible de songer à constituer en temps de paix et à remplacer, au fur et à mesure qu'ils se démodent, les énormes approvisionnements (canons, munitions, chars, matériel de voies de communication, etc.) nécessaires pour doter, dès le début d'une guerre, les grandes armées modernes de moyens matériels d'attaque cadrant avec leurs moyens en personnel. Toutes les nations sont obligées de renvoyer la décision de fabriquer la plupart de ces approvisionnements au moment où la guerre sera déclarée.
Or, même en 1918, après trois ans de fabrication intensive, on ne pouvait, faute de matériel, attaquer que sur de bien faibles fractions du front total. Que sera-ce au début du prochain conflit
Nous constatons finalement que, si l'infanterie cuirassée et motorisée que les fabrications de guerre nous permettraient peut-être d'organiser au bout d'un temps plus ou moins long est utile à l'offensive, l'infanterie non motorisée est, elle, indispensable pour se défendre. D'ailleurs pendant au moins six mois nous n en aurons pas d'autre.
Or on ne se défend pas avec peu d'infanterie, ou bien l'on se fait battre. Malgré une artillerie plus puissante que les artilleries française et anglaise réunies, les Allemands en 1918 durent mettre bas les armes faute de pouvoir créer et tenir des fronts. Il ne parait donc pas judicieux, sous prétexte de se procurer des moyens offensifs, de diminuer ceux nécessaires à la défensive et l'on ne répétera jamais assez que la guerre ne consiste pas seulement à battre l'ennemi, mais aussi à ne pas être battu par lui (11). Il faut avoir les moyens de réaliser à la fois l'une et l'autre de ces deux conditions.
La prudence est la compagne nécessaire de l'audace. Voilà pourquoi on voudrait voir les fantassins et les sapeurs travailler la fortification de campagne. Sans doute le génie se prépare très bien en ce moment à ses missions offensives. Mais que fait-il pour aider les quatre fantassins sur cinq qui seront sur la défensive? Jusqu'à présent, pas grand chose. A la vérité, il a une excuse; c'est que nos règlements ne lui ont pas précisé nettement son rôle dans ce dernier cas. Voilà une lacune qu'il parait urgent de combler.
Quant à croire que la prochaine guerre entre nations équipées à la moderne serait moins que celle de 1914 une guerre de tranchées, pour me servir de l'appellation populaire, c'est une illusion dangereuse.
L’action égale la réaction. Au combat, l'action, c'est le feu. La réaction, c'est la fortification.
Qui pourrait croire que les effets des armes vont diminuer ? Au Maroc, contre
un feu qui n'a rien de comparable à celui que nous trouverions demain sur nos
frontières de l'Est, nous avons couvert un sol ingrat de tranchées et d'abris.
Il n'y a au contraire qu'une chose à craindre c'est que la fortification,
pourtant sommaire et incohérente, qui vient de contribuer si puissamment à
ruiner en partie le monde entier, ne parvienne, la prochaine fois, à le ruiner
complètement.
Colonel CHAUVINEAU.
(1) Les pertes dues au canon sont en effet minimum en 1918, c'est-à-dire au moment ou l'abondance des obus était maximum.
(2) Suivant la formule excellente du général Normand.
(3) il ne faut pas oublier les coups de main qui ramènent des prisonniers, lesquels donnent toutes sortes de renseignements intéressants.
(4) L'ennemi trouvera ce réseau intact, parce qu'une deuxième position est, par définition, hors de portée de l’artillerie qui attaque la position précédente.
(5) A la vérité, notre infanterie,
au début d'une prochaine guerre, sera beau-coup plus
clairsemée qu'en 1914. Mais nous ne pensons pas qu'il en soit de
(6) Car il ne faudrait pas croire
qu'en enfonçant le front ennemi en certaine région, on l'amènera à reculer tout
entier, comme cela arrive à la fin
Avec les armes à tir rapide et
à grande portée qui datent d'hier, le défenseur aime bien mieux rester dans son
trou que de reculer, ce qui t'obligerait
La géométrie la plus élémentaire
montre en effet qu'un rentrant très accusé A comporte deux saillants B beaucoup
moins aigus.
L'angle A est
approximativement deux fois plus petit que B. Il en résulte
(7) Nous avons vu que le génie est
une arme de cadres et que pour la compléter il faut la doter d'auxiliaires. Il
serait peu logique de donner les pionniers à l'infanterie et des auxiliaires
d'infanterie au génie. En outre, le génie,
(8) Songeons aux unités détachées aux avant-postes, à celles qui peuvent etre soustraite. provisoirement à l'autorité du colonel, aux pertes récente subies et non encore comblées, aux effectifs absorbés par l'entretien des unités, aux éléments formant garnisons de sûreté, etc., etc.
(9) Ce ne sont donc pas vraiment des travaux spéciaux, bien que la difficulté plus grande de leur exécution conduise généralement à les faire construire sinon par le génie, du moins sous la direction de ses cadres.
(10) De même, dans une cité
naissante, nous voyons les travaux se diviser en deux catégories analogues :
ceux d'intérêt général (rues, canalisations
(11) Battre l'ennemi en Alsace et
prendre Mulhouse n'est un succès que si, en même temps, l'on n'est pas battu à
Charleroi. De même, essayer de prendre Verdun n'est une bonne décision que
si l'on